C'est mon oeuvre fétiche!
Dans ma vie, j'ai du l'écouter plus de trois mille fois.
Quand j'étais ado, je l'écoutais systématiquement tous les soirs avant de m'endormir, allongé sur le lit dans ma chambre obscure, les yeux grand ouverts laissant les images fantastiques, mystérieuses inquiétantes ou féériques naître spontanément de la musique comme une hallucination ou un rêve éveillé chaque soir renouvelé....
Après l'incantation magique des bois, dès l'entrée des cordes en sourdines, le plafond de ma chambre se dématérialisait s'arrondissait comme une bulle, se transformait en un ciel de nuit, nimbé de la lumière argentée d'une lune voilée. Un souffle d'air froid me faisait délicieusement frissonner malgré le chauffage et les fenêtres fermées. Mes avant-bras se hérisaient d'une chair de poule qui n'allait plus me quitter pendant vingt cinq minutes... et la fantasmagorie irréelle commençait...
J'ai usé plein de vinyles depuis la version Fourestier-Musidisc achetée pour trois sous en supermarché, j'ai écouté plein de CD, achetés, empruntés, dans la quète vaine de la versoin idéale.
Voici les conclusions de mon écoute comparée (opinions personnelles qui n'engagent que moi):
Haitink, Concertgebow: quasi parfait. Les tempi sont idéaux, l’équilibre entre les pupitres aussi. L‘orchestre est somptueux, avec des bois magnifiques. Un sentiment de mystère profond naît du dosage exact des sonorités (les bassons et les clarinettes!…) et des nuances et de la respiration naturelle des tempi sans que le texte ne soit jamais sollicité de façon abusive ou trop subjective. Les Sirènes prises dans un tempo plutôt rapide évoquent des fumerolles de brume impalpables tournoyant au dessus des eaux noires. Magique!
Salonen, Los Angeles: plein d’atmosphère et très visuel, avec des moirures absolument irréelles des cordes en sourdine dans «Nuages ». Les Fêtes (prises dans un tempo rapide) sont aussi brillantes que minutieuses et précises. Les Sirènes sont nonchalantes sensuelles et berceuses à souhait (dans un tempo plus lent et langoureux que celui d’Haitink)
Ansermet, Suisse Romande: les Nuages prosaïques et objectifs, donc ni oniriques, ni hypnotiques, (avec un orchestre à la sonorité très acidulée et astringente pour nos oreilles actuelles) déçoivent un peu mais le reste est magnifique: les fêtes sont ciselées comme une gravure à la plume avec une netteté des lignes hyperréaliste, quant aux Sirènes (avec une variante inédite de la partition au début) ce sont les plus pulpeuses, les plus charnues, les plus sensuelles et entêtantes de toute la discographie…un paradoxe quand on connaît la réputation de froideur du chef.
Boulez, New Philarmonia: très décevant: la couleur est lisse et uniforme, sans contrastes, avec une lecture plate et scolaire des indications de nuances et de tempi. L’usage de voyelles différentes dans Sirènes ne réussit pas à réveiller l’auditeur de sa torpeur monochrome.
Boulez, Cleveland: le jour et la nuit par rapport à la version précédente, ce qui était raide et scolaire dans son premier enregistrement est devenu souple et élégant, comme un vêtement neuf empesé qui a trouvé avec le temps son drapé naturel. L’orchestre de Cleveland a une sonorité satinée absolument superbe. Les tempi restent surprenants avec les Nuages les plus rapides et les Fêtes les plus lentes de la discographie, ce qui supprime l’habituel effet de réveil et de contraste entre ces deux mouvements qui semblent ici s’enchaîner en continuité. Comme dans sa première version, Boulez utilise des voyelles variées dans Sirènes, avec un résultat nettement plus convaincant.
Abbado Boston: l’acoustique excessivement réverbérée (un vrai hall de gare) défigure hélas irrémédiablement une interprétation très contrastée et vivante.
Abbado Berlin: la pâte orchestrale Berlinoise est un peu épaisse mais la discipline de l’orchestre (qui respire comme un seul homme dans le rubato élastique et vivant que lui communique Abbado) force l’admiration, en dépit de quelques attavismes romantiques qui gauchissent un peu la pureté de la ligne.
Maazel Cleveland: La prise de son est magnifique, les tempi sont bien choisis mais l’interprétation parait clinquante et superficielle comme un tirage sur papier glacé au couleurs trop vives où manquent la subtilité, le mystère et les nuances intermédiaires.
Ashkenazy, Cleveland: Nettement plus raffiné que Maazel, avec une belle recherche de couleurs et d’atmosphère. Assez proche de Salonen dans son parti pris descriptif et visuel.
Dutoit, Montreal: bon enregistrement, tempi bien choisis, il manque pourtant une chose essentielle et non quantifiable: le supplément d’âme.
Previn, Londres: un peu trop objectif et brillant, mais remarquablement enregistré, détaillé et mis en place. La meilleure des versions sur « papier glacé » pour amateurs de Hi-Fi.
Giulini, Philarmonia: Abusivement sombre et lugubre dans les mouvements extrêmes mais très cohérent dans son parti pris subjectif qui donne un éclairage nouveau (on devrait plutôt dire une obscurité nouvelle) à l'oeuvre…. mais Haitink est tellement meilleur à l'écoute comparée qu’on se dit à quoi bon?…
Tilson Thomas, Philarmonia: l’usage de sourdines métalliques « jazzy » dans Fêtes est un contre-sens sonore qui, à mon sens disqualifie définitivement cette version couplée pourtant avec un des meilleurs enregistrements de la Mer. L'abus de rubato finit aussi par donner une impression de sophistication artificielle et maniérée aux mouvements extrèmes.
Barenboim, Paris: épais et opaque, (même dans la nuance piano), encombré de tics néo-romantiques qui rapprochent trop Debussy de Cesar Franck ou d’Albérich Magnard. La marche de Fêtes est aussi lourde qu’un défilé de la légion étrangère, (ce qui pose un gros problème d’enchainement de tempo lors de la reprise de la farandole) et des chœurs pas toujours très justes dans Sirènes. A oublier sans regret.
Plasson, Toulouse: emphatique et lourd, à oublier aussi.
Monteux Boston: la marche de Fêtes la plus frénétique et haletante de la discographie dans un tempo infernal et un crescendo incendiaire. Une version sauvage riche en constrastes et en couleurs fauves, surprenante au vu de la réputation du chef. Marginale mais passionnante.
Rosenthal, Opéra de Paris: en partie gaché par une prise de son stéréo très artificielle, mais passionnant par son dynamisme et sa souplesse. L’anti-Giulini absolu, avec des Sirènes extrêmement rapides, tourbillonnantes comme des feux follets aériens et impalpables.
Inghelbrecht, National: la mise en place flottante et imprécise, l’orchestre mal accordé, le chœur de femmes digne d’une chorale d’amateurs disqualifient une version qu’on sent pourtant enthousiaste et fervente, avec des tempi surprenants qui rejoignent de façon amusante les choix de Boulez (comme si la tradition « bouche à oreille » d’un ami proche du compositeur et la lecture objective et puriste hors traditions de la partition, devaient logiquement et paradoxalement se rejoindre…)
Paray Detroit: brillant, rapide, net, un peu prosaïque et manquant de mystère.
Dorati, Washington: l’orchestre est vraiment peu subtil, le climat peu mystérieux, on croit parfois entendre du Respighi mais l’enthousiasme et l’énergie du chef sont aussi électrisants que communicatifs, et on se laisse prendre avec plaisir. (Dorati utilise une première rédaction avec des détails orchestraux différents)
Je suis sûr que j'en oublie...