Bonjour à toutes et à tous.
C’est une remarque de Vincent sur le MQOED qui m’a interpelé:
Remarque liminaire: il n’y a que de la bonne musique stalinienne, s’pèces de vipères lubriques.
Une des œuvres phare du genre est Le chant des forêts, l’opus 81 de notre ami Chostakovitch, qui se situe juste après la sympathique réunion de 1948 où, dans un esprit de conciliation et de saine remontrances constructives, Andreï Jdanov avait montré aux camarades compositeurs comment ils s’étaient isolés du peuple par des recherches formalistes bourgeoises, et comment il leur appartenait de se reprendre pour faire œuvre de réalisme socialiste.
Rappelons que Jdanov n’en était pas à son coup d’essai. Dès 1946, il avait montré de la même manière, bourrue mais ô combien éclairée, comment le cinéma soviétique s’était égaré dans des histoires sans rapport avec la réalité du pays, pleines de scènes de coucheries et autres évènements qui détournaient le prolétaire de la révolution; puis il avait fait la même chose avec la littérature (méchante Anna Akhmatova), le théâtre et tout le reste. Epuisé par cet effort surhumain pour remettre à lui tout seul la culture sur pied, il est mort juste après s’être occupé de la musique le 31 août 1948.
Le Chant des forêts est un oratorio en sept mouvements, crée fin 1949, qui raconte les efforts de l’homo sovieticus pour contraindre la nature et l’avoir à sa pogne, dans la lignée de l’agronome Mitchourine qui voulait faire pousser du blé en Sibérie – cinquante ans avant Monsanto, il fallait oser. Le texte signé Dolmatovsky ne lésine pas sur le lyrisme prolétaire et la musique est simple et accessible, avec tout ce qu’il faut de fanfares et de péroraisons pétaradantes en majeur. Oserais-je dire? Cette musique est également incroyablement jouissive en raison de sa qualité même, étant bien compris les ignobles petits capitalistes décadents dans notre genre devons apprécier à sa juste valeur le fait d’avoir le choix de l’écouter sans qu’elle nous soit imposée. Preuve nécessaire et suffisante de l’excellence exceptionnelle de la musique: elle a eu le prix Staline 1950.
J’ai quatre versions dans mes réserves, je vous les propose dans l’ordre où je les ai réécoutées.
Mravinsky 1949. C’est lui qui a créé l’œuvre à Léningrad le 15 novembre 1949, et il s’est transporté aux studios de Moscou le 12 décembre suivant. C’est un des rares enregistrements où il a troqué son orchestre de Léningrad pour l’Orchestre d’Etat, et il a également changé de solistes par rapport à la création: Vitali Kilitchevsky et Ivan Petrov remplacent Vladimir Ivanovsky et Ivan Titov; les chœurs sont dirigés par alexandre Yourlov.
C’est une version vigoureuse, énergique, mais sans emballements ni orgie sonore. Les moments les plus chargés restent clair et tenus, corsetés si on est de mauvaise humeur, et les épanchements coupables sont bannis. L’orchestre répond comme un seul homme avec des couleurs très typées si les chœurs sont un peu frustres. Les solistes, eux, sonnent très Rrrrrrusse: Petrov grosse voix, Kilitchevsky un peu pincé. Sur mon vieux 33 tours Chant du monde le son est très potable; je ne connais pas la réédition CD couplée à la 5e symphonie enregistrée en 1954.
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Temirkanov 1998 est à l’autre bout chronologique de la discographie. Quelques menus changements politiques étant survenus dans l’intervalle, il n’a pas à bâtir le socialisme et peut se concentrer sur la musique seule, livrant une version plus détendue. Là, pour le coup, on a droit à certains moelleurs. Le texte est tranquillement exposé, ce qui n’exclut pas la vigueur dans le 2e mouvement, ou l’emballement de bon aloi dans le 5e. L’orchestre (Léningrad, pour le coup, ou plutôt Saint-Pétersbourg) s’est internationalisé mais les chœurs, un peu légers, sont sonores comme il faut.
Solistes efficaces, prise de son manquant un peu d’ampleur et zoomant ici ou là sur l’arrière de l’orchestre (on se croirait un peu dans un de ces multi-micros de l’époque soviétique où une flûte couvrait un orchestre au complet – ce sont pourtant des techniciens occidentaux ici) mais très compétente… Le seul petit souci est le chœur d’enfants qui n’a pas l’engagement des Komsomols du temps jadis. Bonus appréciable: le livret avec le texte qui permet de goûter les moindres intentions. Merci RCA.
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Entre les deux, il y avait d’abord eu Yourlov vers 1970. Ça a longtemps été la version officielle, celle reprise par Le Chant du Monde. Autant le dire tout net: Yourlov est un excellent chef de chœurs – l’enregistrement Mravinsky le prouve - mais comme chef d’orchestre il ne touche pas sa bille. C’est très plastique, très travaillé et très mou. Pas de drame, pas de tension, pas même des chœurs qui arrachent, et des erreurs à l’orchestre (quand une trompette soliste oublie une note, il est d’usage de refaire la prise, les gars). Je me suis bigrement ennuyé.
Côté solistes, Yourlov récupère Ivanovsky qui avait crée l’œuvre vingt ans avant, et Petrov qui l’avait enregistrée avec Mravinsky, et ça n’aide pas, même si aucun des deux n’est rédhibitoire. Il y a eu une brève réédition CD semi-officielle chez Russian Disc Canada, couplé avec Sur notre patrie luit le soleil, petit bonbon de même acabit qui reforme trois ans après l’équipe Chosta/Dolmatovsky, dans un enregistrement dirigé par Konstantin Ivanov. Connaissant le chef, ça doit être plus saignant que ce Chant des forêts tristounet.
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Pour mettre tout le monde d’accord, heureusement, il y a Svetlanov en concert en 1978. Il cumule un peu les défauts de tout le monde: orchestre parfois cafouilleux (bonjour les cuivres au début du final), chœurs pas toujours précis (les dames en retard dans le 2e mouvement) et parfois faux (les entrées dans le 6e mouvement, aie, aie, aie), solistes pas forcément top (Vedernikov, grosse voix assez fatiguée, Maslennikov qui met un moment à se chauffer) et parfois pas très ensemble.
Mais, à côté de ça, on se ratrappe sur la fougue, l’énergie, le délire sonore qui gagne petit-à-petit tout le monde et culmine dans un finale totalement allumé qui explose tout – mais le 5e mouvement n’est pas mal non plus. Les moments plus calmes (2e et 6e mouvements) sont peut-être un peu moins réussis, mais ce n’est que broutilles. Pour savoir comment corrompre la pompe de l’intérieur pour en faire de la musique, c’est un enregistrement formidable.
Il y a une réédition en CD sous étiquette Venezia, cette éditeur russe que je n’ai jamais trouvé qu’au Japon. En complément (chiche mais logique) on retrouve Sur notre patrie luit le soleil, sans doute l’enregistrement Kondrachine.
Pour les maniaques dans mon genre, il y a aussi l’image : la tévé soviétique savait programmer de la culture en prime-time dans la joie et la bonne humeur, et le concert a été filmé, disponible en DVD au Japon itou. Question mise-en-image, il faut dire que l’on est plus proche de Maritie et Gilbert Carpentier que de Taratata: j’ai compté généreusement quatre caméras, et le réalisateur cadre systématiquement les chanteurs, solistes ou chœurs, dès qu’il y a du texte. Ce qu’on aperçoit de Svetlanov prouve quand même qu’il n’est pas nécessaire de s’agiter comme un maniaque pour déclencher des cataclysmes sonores. On notera les enfants avec leurs foulards rouges de vaillants pionniers, et le type à côté du timbalier, qui prend des photos (!).
L’image est un peu plombée mais très soigneusement conservée et restaurée (ne vous basez pas sur l’ignoble extrait disponible sur youtube : c’est une image volontairement dégradée mise en ligne par l’éditeur sur son site). Hélas, le son n’a pas été retravaillé en partant du CD, donc c’est de la mono assez écrasée et d’une dynamique sujette à caution. Tant pis. En complément (pingre), une Ouverture de fête enregistrée en studio en 1985 par un Svetlanov concerné, avec plus de caméras mais un son de hall de gare qui massacre une conception que l’on devine assez proche de l’enregistrement de studio de 1978.
Notez que les versions Yourlov et Svetlanov, chronologiquement coincées entre le XXe congrès avant et la chute du mur après, utilisent une version révisée du texte où toute référence à Staline disparait évidemment dans le finale; et, plus drastique encore, toute référence à Stalingrad est bannie du 5e mouvement, qui, du coup, change aussi de titre. Le DVD est sous-titré, ce qui devrait permettre de savoir ce qui remplace le texte d’origine si on ne parle pas russe; manque de bol, c’est sous-titré en japonais.
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Moralité: tous au Japon pour agripper Svetlanov en profitant de la faiblesse du yen. CD comme DVD se trouvent chez hmv.co.jp. Le CD est abordable, le DVD a été réédité à prix moyen et l’on trouve sur eBay des éditions chinoises à prix cassé. Est-ce bien légal?
En série économique avec livret, Temirkanov est un bon complément, et Mravinsky se trouve sans trop de soucis. Inutile de payer 100 et quelques Euros pour Yourlov en occasion. Manquent à cette recension : Fedosseyev chez Victor Japon en 1991, Ashkenazy chez Decca en 1991 également et Mikhail Jurowski chez Capriccio en 1998. Pas sûr que ça remette en cause la hiérarchie…
mah