Voici ce qu'écrivait Albert Roussel le 18 septembre 1932, dans une lettre adressée à René Dumesnil et à sa femme :
"Chers amis,
"Nous avons été, nous aussi, bien douloureusement surpris en apprenant la mort de Jean Cras que nous ne savions pas malade. Le pauvre garçon a dû abuser de ses forces en menant de front deux carrières aussi absorbantes que la marine et la musique. Il disparaît au moment où il arrivait au but de ses efforts ! - Quelle tristesse pour tous les siens déjà si éprouvés dans la catastrophe du Prométhée ! (...)"
NB : le Prométhée était un sous-marin de la marine française qui, lors de ses essais au large de Cherbourg, coula par suite d'une fausse maneuvre qui entraîna l'ouverture des ballasts; sauf le commandant projeté à la mer, tous périrent, notamment le neveu de Jean Cras, Jacques de Fourcault, fils de la soeur du compositeur.
Qui était Jean Cras (1879-1932) ? Sans aucun doute une personnalité hors du commun et très attachante. Et on peut le dire, je crois, tant de l'homme que de la musique qu'il a composée.
Pour ce premier message, je me borne à montrer quelques photos, suivies d'un texte de Michel Fleury figurant dans l'un des albums que je possède.
Jacques
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"Plus qu'aucune autre, la musique de Jean Cras est une musique du nécessaire. Chez ce brillant officier de marine (promu en 1923 le plus jeune capitaine de vaisseau de France), composer n'était pas un passe-temps destiné à occuper ses loisirs, mais une ardente obligation d'«obéir à une volonté supérieure», lui dictant ses volontés. La simplicité foncière de sa musique - mais empreinte de raffinement et de couleur - est le gage de sa sincérité. Cras n'a pas cultivé la technique pour elle-même: le savoir n'est pour lui qu'un moyen lui permettant d'accéder à la réalisation la plus parfaite de l'œuvre qui lui est prescrite par cette voix supérieure. Tel est le sens des conseils précieux glanés auprès d'Henri Duparc, dont le jeune enseigne de vaisseau devient en 1901 l'unique disciple, évitant par là l'écueil d'un dangereux amateurisme. On ne le répétera jamais assez : à partir de 1910, et malgré les lourdes obligations de sa carrière de marin, Cras était en possession d'un merveilleux métier de compositeur. Il le devait à Duparc et à la ténacité atavique de sa nature de breton. Mais cette technique acquise assez tard ne bridera jamais la spontanéité et la liberté d'un chant jailli de l'âme. Dans ses compositions les plus savantes, l'opéra Polyphème d'après Albert Samain, le Journal de bord pour orchestre, le Concerto pour piano ou les deux Quintettes, Jean Cras conserve un ton simple et direct qui trouve instinctivement la voie du cœur.
"Saturée de réminiscences populaires de sa Bretagne natale, sa musique sait concilier un grand raffinement d'écriture avec la touchante naïveté de l'inspiration, ce en quoi Cras serait le véritable «frère en art» de Moussorgski. Est-ce un hasard si l'un et l'autre ont miraculeusement retrouvé l'innocence et la pureté de l'enfance, l'un dans ses Âmes d'enfants, l'autre dans ses Enfantines? Ce mélange de fraîcheur et d'élégance reflète «les yeux clairs du marin, son abord à la fois réservé et avenant, sa distinction native» (Gustave Samazeuilh). Derrière le masque nécessairement inflexible de l'officier se dissimulait une sensibilité extrême qu'expriment avec une remarquable précision les lettres admirables qu'il écrivait à sa femme.
"Certains pourront regretter que Cras ne se soit pas entièrement voué à la musique, comme Rimsky, Roussel ou Mariotte, qui répudièrent la carrière de marin. Mais peut-être est-ce justement ce qui fait tout le prix de son art, art né de la vie, riche en déchirements douloureux (l'éloignement des siens), mais riche aussi d'expériences et de spectacles accumulés sous des cieux lointains. La nostalgie de la terre natale d'Armorique qui perce si constamment au travers des tournures rythmiques, harmoniques et mélodiques se serait-elle faite si pressante si Cras n'avait été souvent séparé de son pays ? Le spectacle de coutumes et de croyances éloignées des nôtres lui fit prendre conscience de l'universalité de la foi religieuse, confirmant et élargissant un mysticisme foncier qui explique une bonne part du caractère «inspiré» de sa musique. Et il rapporta de ces lointaines courses des souvenirs musicaux et des notations auxquels l'exotisme si personnel du Concerto pour piano, du Quintette avec piano ou de La Flûte de Pan sont largement redevables.
"De mai 1916 à mai 1918, Jean Cras commande le torpilleur Commandant-Bory en campagne dans l'Adriatique : époque douloureuse par la séparation qu'elle impose d'avec les siens, et que reflètent les courriers adressés à sa femme. Il s'illustra par une conduite héroïque (sauvetage d'un matelot projeté à la mer et envoi par le fond d'un sous-marin ennemi) et un entrain qui lui valurent plusieurs citations. Les rares moments de liberté sont mis a profit pour terminer l'orchestration de Polyphème, et voient la naissance de trois cycles pianistiques : Danze, Paysages, et les Âmes d'enfants, suite pour les six petites mains de ses trois filles, Isaure, Colette et Monique."
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