Un copié-collé d'un article paru ce matin dans le Devoir, en hommage à ce chef qu'on a évoqué dans le fil Debussy.
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Musique classique - Jean Fournet (1913-2008), le grand oublié
Christophe Huss
Édition du samedi 29 et du dimanche 30 novembre 2008
Mots clés : Jean Fournet, Classique, Musique, Pays-Bas (Hollande) (pays)
Il est mort comme il a vécu: dans une indifférence quasi générale. Jean Fournet, un grand chef français, s'est éteint le 5 novembre dernier à son domicile de Weesp, aux Pays-Bas. Succédant à Franz-Paul Decker, il avait dirigé de 1968 à 1973 le Philharmonique de Rotterdam, aujourd'hui entre les mains de Yannick Nézet-Séguin.
Jean Fournet était un serviteur de la musique, un homme authentiquement cultivé et au fait de la tradition française. Dans les vingt ans suivant l'après-guerre, les places de porte-drapeau de direction orchestrale «made in France» étaient prises par Munch, Monteux, Cluytens et Martinon. Jean Fournet, leur cadet, n'a pourtant pas réussi, après leur disparition, à glaner internationalement cette aura de «grand sage» ou de dépositaire d'une manière à laquelle il aurait pu prétendre. Il est resté dans l'ombre, la France -- où il dirigea l'Opéra-Comique entre 1953 et 1957 et où il créa l'Orchestre national de l'île de France en 1974 -- lui manifestant une coupable indifférence.
Prophète ailleurs
Comme l'écrivit le musicographe néerlandais Aad van der Veen à propos de la carrière de Fournet dans les années 70 et 80: «Il était depuis longtemps devenu étranger à la vie musicale de sa mère patrie, qui lui restait cependant très chère au coeur. Peut-être cela tient-il au fait que les Français n'appréciaient guère sa sobriété de gestes, contraire à l'idée qu'ils se font d'un chef d'orchestre. D'autre part, les orchestres français ne comptent pas parmi les plus disciplinés du monde, ce sur quoi Fournet avait du mal à fermer les yeux. Dans son cas personnel, l'esprit français se heurtait à la mentalité française.» En France on retient surtout de Fournet son activité de pédagogue de la direction d'orchestre à l'École normale entre 1944 et 1962.
Quelques autres pays reconnurent néanmoins le talent de Jean Fournet. Par exemple le Japon, sur le tard, où tous les chefs octogénaires sont de toute façon soupçonnés de génie, mais où Fournet put jouir, en ce qui concerne la musique française, d'un respect équivalent à celui qui accompagnait le nom de Günter Wand associé à celui de Bruckner. À Tokyo, dont il devint citoyen d'honneur en 1989, il dirigeait trois des orchestres de la métropole. Dans les vingt dernières années de sa vie, le Japon était devenu la seconde patrie de Fournet.
Les Pays-Bas gardent aussi une place dans leur coeur pour le chef français. Il oeuvra principalement à la tête de l'Orchestre national de la Radio, entre 1961 et 1978, y dirigeant 532 concerts! Cette période est documentée dans un coffret de huit CD édité en 1999 par la Radio hollandaise (QDisc 97019). Durant trois décennies après ses débuts en 1950 au Concertgebouw, en remplacement d'Eduard van Beinum, Fournet marqua la vie musicale néerlandaise. C'est d'ailleurs de cette période que date la plupart des témoignages enregistrés, puisque Philips, étiquette néerlandaise, a naturellement documenté les artistes qui se produisaient dans son pays. Le disque le plus connu de Fournet est le Requiem de Fauré enregistré en 1975 avec Bernard Kruysen et Elly Ameling. Mais d'autres enregistrements sont rares et majeurs, par exemple les concertos de Ravel avec Jean Doyen en juin 1954 à Paris ou, de Debussy, un Prélude à l'après-midi d'un faune de l'île déserte gravé au Concertgebouw d'Amsterdam en 1959.
Dernière terre d'accueil: la République tchèque, qui n'oublie pas les apparitions de Fournet à la tête de l'Orchestre philharmonique tchèque. Celles-ci ont été documentées dans quelques trop rares disques, dont un Debussy semblable à nul autre (Nocturnes et La Mer en 1963, Supraphon édition), avec les plus irréelles et les plus envoûtantes sonorités dans Nuages (Nocturnes), créées par la flûte et la harpe sur un lit de violons.
Vaclav Richter, de la Radio tchèque, a rappelé que Fournet «a su insuffler l'esprit, la transparence et la grâce chatoyante de la musique française» à la Philharmonie tchèque. Richter livre par la même occasion une fine analyse de l'art de Jean Fournet: «La discrétion et la modération étaient les traits typiques de son art. Il n'avait rien de ces chefs explosifs qui fouettent l'orchestre comme un cheval de course par une profusion de gestes. Il travaillait patiemment et minutieusement même les infimes détails de la partition jusqu'à saisir la pulsation essentielle, jusqu'à dévoiler l'âme de la musique.»
Un héritage
La malédiction de Jean Fournet fut sans doute l'effet conjugué de sa réserve naturelle et de son perfectionnisme. Et encore oeuvrait-il dans une période où les apparences, la superficialité, l'agitation et le jeunisme ne dictaient pas tout. On en connaît des Fournet de notre temps. Presque partout on entend les mêmes rengaines pour légitimer de ne pas s'y frotter: «ce chef est difficile», ou «il en demande beaucoup». Par contre, les chefs du genre «he is so nice» ont le vent en poupe. Du manque d'exigence, de culture sonore et de valorisation du labeur naît la perte de repères et de culture. On en reparlera dans trente ans...
Personne ne disait de Fournet «he is so nice», mais il connaissait son affaire. Quand Fournet et Doyen enregistraient le Concerto en sol de Ravel, on entendait du Ravel, pas de la soupe commerciale romantisée qu'on prend pour une leçon de style.
La carrière de Fournet au disque a commencé en pleine guerre à Paris, où, à Saint-Eustache, il enregistra en 1942 La Damnation de Faust et en 1943 le Requiem de Berlioz pour Columbia, des incunables réédités en CD par Lys à partir des archives de la discothèque de Radio-France. Le commentateur anglais David Hall décrivit en 1948 le Requiem comme «le plus important enregistrement classique effectué pendant la guerre».
Au Canada, Fournet est principalement connu comme le chef, en 1953, de l'enregistrement des Pêcheurs de perles de Bizet avec Pierette Alarie et Leopold Simoneau chez Philips, étiquette qui lui confia également l'enregistrement de Pelléas et Mélisande. Il a également dirigé Jon Vickers dans Samson et Dalila de Saint-Saëns, un enregistrement de radio disponible chez Opera d'Oro (distr. Allegro). Jean Fournet s'est produit deux fois à Montréal, d'abord dans Carmen, en 1988, puis dans Dialogue des carmélites en 1989 à l'Opéra.
Au Japon, nombre de concerts avec les orchestres locaux ont été publiés, de même que des enregistrements de studio réalisés par Denon. Mais la majorité du legs de Jean Fournet n'a pas été reporté en CD et mériterait qu'Universal, qui gère les archives des étiquettes Philips et Decca, réalise un coffret commémoratif. Par contre, il y a fort à parier que le Requiem de son collègue Désiré-Émile Inghelbrecht (1880-1965), que Fournet enregistra jadis pour le label Charlin, soit perdu à jamais...
C'est à la tête de l'Orchestre symphonique de Tokyo que Fournet, rendu aveugle à la fin de sa vie, a fait ses adieux lors d'un concert en janvier 2005. Il aura achevé sa vie musicale aux accents de la 2e Symphonie de Brahms.