On a beaucoup parlé de Debussy sur ce forum.
On a moins parlé de son faux-jumeau de son double contraire: Ravel.
A la fois le plus génial des émules de Debussy et l'anti-Debussyste absolu: le seul qui a réussi dépasser le maitre, en faisant tout le contraire, au lieu de chercher bêtement à l'imiter.... (Ce qu'avait été Debussy pour Wagner, en fait!...)
Ravel est aussi un de mes compositeurs fétiches. Un des rares dont dont j'ai l'oeuvre intégrale, dont je thésorise la moindre miette, et dont je réécoute les oeuvres quasi quotidiennement avec un émerveillement et une émotion intacte.
Quelques évidences, quelques pistes et quelques clefs pour ceux qui, comme Nicolas, sont encore hermétiques (comment est-ce possible?..) à son oeuvre.
Le Boléro n'est pas, loin de là, son oeuvre la plus significative, c'est même une création tout à fait marginale dans son parcours, même si les raisons qui la font aimer du grand public sont typiquements "Ravéliennes".
L'oeuvre intégrale de Ravel peut tenir en moins de vingt CD.
Aucune grande symphonie, aucun grand opéra, rien que des "petits trucs" de dix minutes ou un quart d'heure. De petits bijoux fascinants de forme et d'éclat parfait, recelant malgré leur froideur de pierre précieuse un potentiel émotionnel absolument explosif, pour qui sait trouver le mécanisme d'ouverture.
"Ça n'a pas mordu ce soir, mais je rapporte une rare émotion!..."
Cette phrase initiale de la mélodie "Le martin-pêcheur" décrit mieux que toute autre la démarche artistique de Ravel, s'attaquant toujours à de grands projets fleuves, pour n'en garder en définitive, après tout un travail de distilation et d'alchimie ,que de petits échantillons de quelques millilitres d'elixir magique surperconcentré.
Même Daphnis et Chloé, sa seule oeuvre "développée", peut être considéré comme une "faiblesse coupable": une oeuvre pour laquellle il a inexpliquablement négligé de jeter au feu les trois quart de la partition comme il le faisait habituellement.
On peut estimer que le grand public qui n'a conservé de l'oeuvre que la "2ème suite" a fait le travail de tri à sa place.
Debussy était le musicien des reflets, des songes et des brumes, écrivant à regret et par défaut pour des instruments matériels des approximations sans cesse retravaillées de musiques entendues dans ses rêves. Debussy aurait sans doute préféré pouvoir écrire des musiques mobiles, aux partitions modifiables, différentes d'une exécution à l'autre, des musiques "libres" dégagées de toute structure formelle, s'épanouissant de façon différente à chaque fois comme des nuages ou des volutes de fumée.
Il a laissé autant de manuscrits inachevés que de partitions finies, et encore même quand ses oeuvres étaient éditées, il continuait encore à modifier sans cesse ses manuscrits, souvent de façons contradictroires, il aurait sans doute souhaité que la musique puisse se tranmettre directement de pensée à pensée, par transfusion sanguine ou par implant cérébral sans qu'aucun moyen instrumental matériel n'en dénature la substance irréelle.
Il y a dans sa démarche quelque chose de chimérique et de vain, et son génie est de nous avoir transmis sa folie en nous ayant donné l'illusion qu'il avait parfaitement réussi à atteindre son but!... alors que lui aussi comme tous les autres n'a fait qu'écrire de banales notes sur des portées et des oeuvres très simplement structurées...
Ravel, c'est le contraire: l'oeuvre écrite est "parfaite", non modifiable, comme le serait une grille de mots croisés, sans cases noires ou presque, et qui en plus pourrait se lire comme un texte poétique dans le sens horizontal, vertical et en diagonale!... Pas une seule lettre ne peut être changée!
Un véritable tour de force formel, qu'on imagine calculé avec une précision d'architecte, et souvent pimenté d'un humour pince sans rire destiné à désamorcer d'un clin d'oeil complice les réactions trop admiratives...
De plus, Ravel détruisait toujours ses brouillons une fois la partition éditée, pour que rien ne reste accessible des hésitations et des tatonnements de la création, une fois l'oeuvre parfaite achevée.
Ravel se veut, s'affirme sans cesse comme un artisan méticuleux, refoulant comme une obscénité les moindres épanchements émotionnels romantiques, en taillant au micron près ses purs joyaux transparents et durs.
Mais l'émotion refoulée se venge: plus elle est comprimée plus elle devient concentrée et plus elle acquiert de la force, et la minuscule parcelle d'Uranium enrichi qui finit par subsister au coeur du petit diamant final contient plus d'émotion que toutes les symphonies de Tchaikovski réunies! Une émotion d'autant plus percutante, pénétrante et explosive qu'elle est épurée de toutes ses délayages et de toutes ses scories.
On n'a pas assez souligné les analogies entre Ravel et un de ses illustres contemporains: l'écrivain James Barrie, auteur de Peter Pan.
Derrière l'apparence lisse du dandy tiré à quatre épingles, froid, ironique et cinglant, Ravel camouflait comme dans un coffre fort blindé, la vulnérabilité d'un coeur d'enfant mal grandi: au sens propre (Ravel et Barrie étaient des hommes de très petite taille) comme au figuré: impuissance sexuelle (alors que beaucoup de ses oeuvres musicales débordent d'un érotisme panthéiste totalement tellurique et dévastateur!...), attachement maladif à la mère, passion viscérale pour les jouets et les automates, les histoires de pirates, les contes de fées et les cauchemars délicieusement terrifiants!...
<<Je sens battre son coeur!...>>
aurait-il dit, émerveillé en approchant son oreille d'un oiseau mécanique!...
Avoir un sourire ému en lisant cette phrase, c'est commencer à entrer dans le mystère Ravélien!....