La naïveté et les incohérences du livret mettent l'oeuvre à l'abri des metteurs en scène abusivement inventifs.
La concentration de mélodies charmeuses et faciles à retenir, fait de l'oeuvre un régal assuré pour les amateurs de chant et de voix, même totalement néophytes.
Un pilier du répertoire de "grand-papa" dans le quel on se vautre avec délices, comme on ferait un repas entier de biscuits d'apéritifs, de gaufrettes roquefort-noisettes, de fraises tagada et de nounours à la guimauve!...
Pour une oeuvre considérée comme un archétype absolu de l'opéra-comique français "orientaliste" du XIXème siècle, la couleur locale exotique se limite à quelques choeurs et danses. Le reste pourrait tout aussi bien se passer en Bretagne, en Islande ou à Tahiti.
Le choeur "Brahma, divin Brahma" est d'ailleurs le recyclage d'un fragment de très catholique "Te Deum" de jeunesse.
Pendant longtemps on n'a connu de cet opéra que la version révisée par Benjamin Godard.
La version originale révélée au public dans les années 1970 diffère de la version Godard par plusieurs points:
La fin du duo "Oui c'est elle, c'est la déesse" est totalement différente dans la version originale: pas de reprise triomphale du thème célèbre mais une bifurcation vers un médiocre duo à la tierce "Amitié sainte!..." qui n'a jamais réussi à s'imposer auprès d'un public qui continue à préférer l'arrangement très réussi de Benjamin Godard.
Au troisième acte, le duo Zurga-Leila est beaucoup plus développé dans la version originale, et quand on a dans l'oreille cette version complète du duo, les cicatrices des coupes effectuées par Godard deviennent non seulement audibles mais même franchement gênantes.
Le dernier tableau est très différent. Dans la version originale, " Oh! Lumière sainte..." n'est pas un trio, mais un duo situé avant et non après l'incendie allumé par Zurga, avec des paroles presque identiques mais une musique très différente.
Dans la version Godard, on peut trouver curieux que les héros traqués trouvent le temps de s'arrêter et de chanter face au public un trio solennel au lieu de s'empresser de fuir.... dans la version originale, toute la fin s'enchaine très rapidement comme il se doit pour une scène de fuite précipitée, et on n'assiste pas à la mort de Zurga qui est toujours en vie à la tombée du rideau.
Au disque:
Version Godard:
Leopold Simoneau, Pierette Alarie, René Bianco, Xavier Depraz dir Jean Fournet
Malgré l'enregistrement mono, cette version demeure une référence historique indémodable: qualité de la direction d'orchestre, sourire dans la voix et charme exquis de Pierette Alarie; style chatié (même si on peut juger excessif le purisme de la liaison "Oh nuit-T-enchanterese...") timbre moelleux et nuances mozartiennes subtiles de Lépold Simoneau, contrastant avec le timbre un peu fruste et rude de René Bianco.
On est conquis du début à la fin.
Signalons quelques coupures dans les scènes chorales de l'acte II
Henri Legay, Martha Angelici, Michel Dens, Louis Noguera dir. André Cluytens.
Le style vocal parait un peu plus daté et suranné que dans la version précédente, surtout dans le cas du ténor Henri Legay dont certaines intonations sonnent un peu trop sucrées et mièvres.
Cette version, très bien dirigée, fait figure de pionnière en rétablissant un des passages coupés du duo Leila-Zurga du 3ème acte.
Enzo Seri, Matiwilda Dobbs, Jean Borthayre, Lucien Mans, dir. René Leibovitz
Deux bonnes raisons d'écouter cette version un peu oubliée: la direction d'orchestre nette et ciselée de Leibovitz, et le magnifique baryton Jean Borthayre dont tous les enregistrements sont à thésauriser. Mais la soprano a une voix un peu trop acidulée et pointue et le ténor est nettement un cran au dessous de tous ses collègues.
Nicolai Gedda, Janine Micheau, Ernest Blanc, Jacques Mars, dir Pierre Dervaux
"La" version de référence incontestée depuis sa parution. La prise de son stéréo est d'une netteté encore étonnante pour nos oreilles actuelles.
La direction de Pierre Dervaux est dramatique et contrastée à souhait, et le Zurga d'Ernest Blanc est définitivement historique: timbre, autorité, diction style, tout est admirable chez ce chanteur! Un modèle définitif de ce que peut être le chant français pour toutes les générations à venir
Gedda, incisif, clair, bien articulé est parfait partout... sauf hélas dans sa célèbre romance "je crois entendre encore" prise dans un tempo trop rapide et surtout trop raide. L'ajout d'un périlleux aigu final non écrit ne compensant pas la monochromie du timbre durant cet air.
La voix et le style de Janine Micheau passent mal auprès des oreilles actuelles. la qualité des aigus, des vocalises, et des attaques impalpables sur le souffle, ne font pas oublier le manque de charme du timbre dans le medium, ni le côté guindé et vieillot de la diction.
Signalons l'excellence de la basse Jacques Mars, dans un rôle qui passe souvent inaperçu.
Version Originale:
Alain Vanzo, Ileana Cotrubas, Guillermo Sarabia, Roger Soyer dir. Georges Prètre.
Une relative déception, malgré l'intérêt de la découverte de la partition originale. La direction de Georges Pretre, nette, vive et dramatique quand il le faut manque cruellement de sensualité et de lyrisme pour les passages mélodiques. Alain Vanzo qui fut l'interprète absolument idéal du rôle au tournant des années 50-60 n'est hélas plus que l'ombre de lui même dans ces tardives années 1970. Dans les passages de vaillance, l'émission vocale est devenue saccadée et mate. Il ne redevient lui-même que dans la romance toujours idéalement écrite pour sa voix et où son art de la voix mixte et des demi-teintes fait toujours merveille.
Ne disons pas trop de mal d'un baryton sud-américain prématurément disparu qui a laissé de bons souvenirs sur scène mais dont le timbre engorgé, artificiel et guttural est particulièrement désagréable au disque (il fait penser à George London, mais sans la noirceur ni la puissance). L'écouter juste après Ernest Blanc est vraiment une rude épreuve, même si on peut lui trouver des qualités de legato et de demi-teintes.
Beaucoup de féminité, de charme et de fragilité touchante chez Ileana Cotrubas qui se révèle très supérieure à Janine Micheau, malgré des possibilités plus limitées que cette dernière dans l'agilité et le suraigu.
Barbara Hendricks, John Aler, Gino Quillico, Jean Philippe Courtis, dir. Michel Plasson
Malgré son choix de la version originale, Plasson a eu l'excellente idée de conserver le duo du premier acte dans la version Godard, préférée du public et de proposer le duo original en appendice à la fin de l'enregistrement. Comparée à l'équilibre idéalement contrasté de Pierre Dervaux ou au dramatisme excessif de Georges Prètre, sa direction a "Deux de tension" comme disent les gamins... Comme souvent chez lui, le fignolage raffiné des détails s'acquiert aux dépends de la solidité de l'architecture d'ensemble.
Son équipe vocale est homogène, les couleurs de timbres s'harmonisent très bien, même si pour chaque rôle on peut trouver mieux ailleurs.
Gino Quillico est un peu trop léger et trop proche du "baryton-martin" pour un grand rôle dramatique, mais on apprécie sa diction incisive et ses aigus clairs. John Aler, n'a pas un timbre spécialement séduisant ni mémorable, mais on ne peut lui reprocher aucune faiblesse ni faute de goût. Quant à Barbara Hendricks, le soyeux du timbre et le charme des inflexions font toujours craquer malgré des limites vocales encore plus évidentes que celles de Cotrubas.
Pour ceux que l'enregistrement de Georges Prètre aura laissés sur leur faim, il existe de nombreuses possibilités d'entendre Alain Vanzo à sa grande époque:
Alain Vanzo, Janine Micheau, Gabriel Bacquier, Lucien Lovano dir Manuel Rosenthal
Si ce live radiophonique était complet (il y a quelques coupures dans les choeurs et les passages orchestraux) et si Nourabad n'était pas aussi excécrable (il se trompe carrément au deuxième acte) ce serait la référence absolue.
Vanzo est dans une forme étincelante et il pulvérise tous ses rivaux, Gedda et Simoneau compris, en cumulant à la fois la lumière dans le timbre et la subtilité des demi-teintes.
Bacquier est très bon, Micheau, plus engagée et plus fraîche que dans son enregistrement de studio, et la direction d'orchestre est d'un dynamisme époustouflant.
citons aussi pour mémoire:
Alain Vanzo, Erna Spoorenberg, Ian Joris dir. Jean Fournet.
Alain Vanzo, Renée Doria, Robert Massard dir. Jesus Etcheverry
plus les extraits avec Alain Vanzo et Liliane Berton déjà cités sur un autre fil.
N'oublions pas non plus l'interprétation historique du duo Nadir-Zurga par Jussi Bjorling et Robert Merril.
... et rendez-vous à Gattières pour "l'opéra au village" de l'été prochain!...