Après les "Pecheurs de perles" de Bizet, il est logique de s'intéresser à l'autre archétype de l'opéra orientaliste français du XIXème siècle: Lakmé de Léo Delibes.
Malgré leurs évidents points communs, les deux oeuvres sont très différentes. Celle de Bizet est une oeuvre de jeunesse gauche et maladroite mais géniale et ouverte sur l'avenir. Celle de Delibes, plus tardive est une oeuvre de maturité, "parfaite", équilibrée, extrêmement bien écrite et soignée, mais un peu en retard sur son époque.
Pendant longtemps le succès de l'oeuvre a été assuré par "L'air des clochettes" morceau de bravoure favori des sopranos légers:
Après une période de relatif désintérêt du public qui y voyait un fleuron obsolète du répertoire moisi de Grand-papa, Lakmé est redevenu à la mode en grande partie grâce au succès universel du "Duo des fleurs", devenu aussi célèbre qu'un tube de variété (au point d'éclipser l'air des clochettes) depuis son utilisation dans des publicités ou de façon plus audacieuse en musique de film dans "Les prédateurs":
Tout un public nouveau attiré par le charme de cet extrait a redécouvert l'oeuvre sans préjugé, s'émerveillant du parfum envoûtant des mélodies et du climat irrésistible de vieux film d'aventure exotiques, entre "le tigre du Bengale" et "Indiana Jones et le temple maudit" ...
Tout y est: cérémonies religieuses secrètes, vieux temple caché dans la forêt, prètre fanatique luttant contre le colonisateur, complots, fêtes colorées, statues grimaçantes, amour, humour, crime, fleurs vénéneuses, choc des civilisations entre orient et occident... et la morale n'est pas si ethnocentriste et colonialiste que ça puisque, par amour, le héros soldat Anglais déserte et se convertit au brahmanisme!...
Une oeuvre merveilleuse, je vous dis!...
Au disque?
Mado Robin, Libéro De Luca, Jean Borthayre dir. Georges Sébastian
Première intégrale autour de la voix atypique mais phénoménale de Mado Robin, dont les prouesses dans le suraigu sont dignes du livre des records et finissent par faire pardonner un médium aigrelet et pincé.
Sa voix parait mal assortie avec celle de Libéro de Luca, ténor vaillant et solaire mais un peu épais et lourd pour ce rôle tout en finesse.
L'autorité de Jean Borthayre est impressionnante.
la direction d'orchestre est excellente. Et l'enregistrement bénéficie d'une mise en scène sonore avec bruitages, malgré la prise de son mono.
Gianna D'Angelo, Nicolai Gedda, Ernest Blanc dir. Georges Prètre
Ce n'est malheureusement pas une intégrale. Seulement cinquante minutes d'extraits choisis. On frôle la perfection: Nicolai Gedda et Ernest Blanc renouvellent la réussite de leur enregistrement des pêcheurs de perles, avec le même orchestre et le même excellent preneur de son, (enregistré salle Wagram à Paris). Gianna d'Angelo chante réellement l'air des clochettes tel qu'il est écrit alors que Mado Robin l'adaptait à sa voix, rajoutant certes au milieu un aigu surhumain longuement tenu, mais simplifiant les difficiles vocalises liées de la fin.
Joan Sutherland, Alain Vanzo, Gabriel Bacquier, dir. Richard Bonynge
Le public français a toujours eu du mal a accepter la Lakmé de Joan Sutherland, dont la prononciation française est incompréhensible, et dont le timbre est trop "extra-terrestre" et pas assez juvénile pour le rôle, malgré son agilité dans les vocalises.
Vanzo en revanche est le meilleur Gérald imaginable, capté à sa meilleure époque, au zénith absolu de sa voix, un régal!
Bacquier est parfait dans les scènes d'autorité, mais montre toutes ses lacunes (phrasé, legato, aigu) dans son grand air.
Bonynge allège l'oeuvre, à la fois par sa direction vive et contrastée et en utilisant la version "opéra comique" avec des "mélodrames" (scènes parlées sur fond musical) qui remplacent très agréablement certains récitatifs.
(C'est mon intégrale préférée, grâce à Vanzo et au chef, malgré les réserves à propos de Sutherland).
Mady Mesple, Charles Burles, Roger Soyer, dir. Alain Lombard
Une version a priori très homogène et sans faiblesse, mais qui souffre d'un décalage de style entre la direction très serieuse et solennelle de Lombard et le choix de voix légères parfois proches du style opérette.
(J'avoue que je ne suis pas un grand fan de la voix acidulée de Mady Mesple, ni des phrasés molassons de Roger Soyer).
Nathalie Dessay, Gregory Kunde, José Van Dam dir. Michel Plasson
Comparée aux petites voix suraigues mais étriquées dans le médium de Mado Robin, Gianna D'Angelo et Mady Mesple, Nathalie Dessay offre le confort d'une voix libre, transparente, émise avec naturel, aussi proche que possible de l'idéal. José Van Dam a tout pour lui: l'autorité, mais aussi la musicalité et le phrasé d'un violoncelle chantant. Grégory Kunde réussit à faire oublier le manque de séduction d'un timbre ordinaire et quelconque par le soin du détail, des nuances et de la prononciation.
La direction de Plasson est un peu trop lente et contemplative, surtout comparée au brio très théatral de Bonynge.
C'est tout de même cette intégrale Plasson qu'on peut conseiller en priorité, si on ne doit en avoir qu'une seule.
On regrette que Sumi Jo n'ait pas enregistré intégralement ce rôle qui semble avoir été écrit sur mesure pour elle.