Robert Ward est né en 1917, un an après Dutilleux, il se pourrait qu’on ait à fêter dans quelques années son centenaire, comme on le fit avant l’an 2000 pour Paul Le Flem, à peu près aussi connu que lui.
Le peu qu’on en sait ouvre sur certains malentendus. Ward est avant tout le compositeur d’un opéra à succès, à vrai dire le plus joué du répertoire américain (après Glass) The Crucible, tiré des Sorcières de Salem d’Arthur Miller qui intervint personnellement afin que les droits d’adaptation lui échoient, après avoir assisté à la création de son premier opéra Pantaloon (1956, révisé en 1975 sous le titre He who get slapped).
Extrait d’une interview avec Bruce Duffie, concernant la façon dont Ward obtint les droits :
« Il fallut finalement en passer par l’agent d’Arthur Miller, et comme tous les impresarios, ils ne pensent qu’à l’argent. Ils réservent donc tout en priorité au cinéma, parce qu’un contrat de film engage beaucoup d’argent. Après que nous sommes convenus avec Miller de faire l’œuvre, il fallut passer par son agent pour le contrat… qui insista pour que l’opera soit représenté chaque année par 4 compagnies d’opéra professionnelles, et que tout soit écrit et produit dans l’espace d’une année, et toutes sortes d’autres choses impossibles. J’appelai Arthur Miller et lui dis : « Arthur nous voulons mettre ça sur pied, mais à moins que quelqu’un ne raisonne votre agent, nous n’y arriverons pas ». Je lui expliquai quels étaient les problèmes et par exemple qu’il n’existait à l’époque que quatre compagnies d’opéra importantes dans ce pays : le New York City opera, le Met, le Lyric et San Francisco, que si le met le montait, le NY City opera ne le ferait pas. A l’époque Chicago ne faisait rien en matière de nouveauté, d’opéra américain. San Francisco pouvait représenter une alternative, mais ils ne le feraient certainement pas tous les ans. Je lui représentai que même pour un musical, le produire en un an aurait été des plus inhabituel et il comprit très bien. Il répondit « Bon, je vais l’appeler et lui dire que je tiens à ce que ça se fasse. Retournez la voir demain et parlez-lui ». Ce que je fis et non seulement j’expliquai qu’il avait fallu quatre à cinq ans à Strauss ou Puccini pour terminer chacun de leurs opéras… mais comme j’insistai sur les difficultés, elle finit par me dire : « Bon, je n’ai plus qu’une question ; pourquoi vous lancez-vous dans cette entreprise ? » Alors je répondis « Eh bien, on a envie de le faire alors on s’y met, mais laissez-moi vous représenter les choses autrement : dites-moi, quand avez-vous vu pour la dernière fois la pièce de Sardou, Tosca ? » Jamais, répondit-elle. « Vous serez sans doute interressée de savoir que chaque année l’opéra de Puccini basée sur cette pièce rapporte deux ou trois millions de dollars à son éditeur ».
Ward entouré de Bruce Duffie et Kathy Cunningham (1985)
Contrairement à la mise en musique de nombre d’oeuvres à succès, The Crucible s’inscrira sans doute au répertoire grâce à un livret exemplaire (de Bernard Stambler, l’auteur de Pantaloon) et un dramatisme stupéfiant, assez épouvantable, effrayant par le fait qu’il réussit, comme la pièce d’origine à constituer un commentaire du McCarthysme et plus largement de l’hystérie populaire conduisant au facisme et à la censure.
L’aspect politique de l’œuvre reste d’une profonde actualité : il est même étrange qu’on ait songé à lui décerner un prix Pullitzer en 1962.
Musicalement, cet opéra sans prélude ni ouverture est particulièrement remarquable par ses ensembles. Même si l’on y distingue des arias, des duos, il est difficile de le réduire à des numéros ou des pièces détachées. Boris Godounov en est un lointain modèle comme l’opéra de Moussorgsky a pu servir de patron au Dialogue des Carmélites, sauf qu’ici, on serait assez en peine de tirer une suite d’orchestre, l’action continue étant encore plus resserrée que dans l’opéra de Poulenc.
La vague de fond qui ramène The Crucible vers l’Europe est la tournée du Di Capo Opera, version soumise à concours pour les rôles principaux et qui fut diffusée par Mezzo lors des représentations du festival de Szeged
http://www.operaverseny.hu/francais.asp?id=31
L’intégralité du spectacle, très satisfaisant musicalement et visuellement assez pauvre est disponible par petits morceaux sur Youtube (des extraits d’une autre version accompagnée au piano sont également visibles sur le web) : c’est à ce spectacle qu’il est fait référence ci-dessous :
photo de la production originale de The Crucible (NYOpera 1961)