Jeune et jolie cantatrice russe, Raïssa Mychetsky n'avait que 19 ans quand, le 17 septembre 1877 à Saint-Pétersbourg, elle épousa Ernest Boulanger, musicien français de 62 ans, auteur d'oeuvres "légères" très prisées de ses contemporains, qui enseignait alors le chant au Conservatoire de Paris.
Ce couple insolite s'établit peu après à Paris, où il donna naissance à trois filles : Nina Juliette en 1885 (elle mourut l'année suivante), Juliette Nadia en 1887, et Juliette-Marie Olga en 1893. Cette dernière, qu'on appela ensuite toujours "Lili", disparut à l'âge de 24 ans, victime de la tuberculose, après avoir composé un nombre relativement important d'oeuvres aussi singulières que géniales. Sa soeur aînée, Nadia, eut au contraire une très longue existence puisqu'elle mourut à l'âge de 90 ans, ayant accompli l'extraordinaire carrière musicale (surtout de pédagogue) que l'on sait.
Sur l'extraordinaire compositrice que fut Lili Boulanger (21 août 1893 - 15 mars 1918), première femme à remporter le Premier Grand Prix de Rome de composition musicale, on trouve en français sur Wikipedia un article très bien fait qu'on peut lire ici.
Pour ce premier post, je me borne à montrer quelques photos où apparait la jeune compositrice, à montrer aussi l'enregistrement - aujourdhui considérablement vieilli - qui fut mon tout premier contact avec la musique de Lili Boulanger (d'autres disques, récents quant à eux et que je présenterai plus tard, sont venus s'y ajouter par la suite) et à reproduire de larges extraits des textes figurant sur le livret de l'un des albums que je possède.
"I.- Lily Boulanger, un destin exceptionnel (Danielle Roster)
«Elle était tellement douée que, tout bébé, à deux ans et demi, elle chantait sans cesse. D'ailleurs plus tard, Fauré venait volontiers assez souvent l'accompagner parce qu'elle était capable de déchiffrer une mélodie à laquelle elle ne pouvait rien comprendre et dont elle semblait comprendre tout.» Ainsi Nadia Boulanger évoquait-elle le souvenir de sa jeune sœur. Lili Boulanger vint au monde le 21 août 1893 dans une famille de musiciens. «Dans la maison, tout le monde faisait de la musique; la musique était au point de départ et au centre de notre existence» , écrivit Nadia Boulanger sur l'atmosphère musicale qui régnait au foyer.
Les exemples familiaux, à la forte empreinte musicale, favorisèrent la rapide et exubérante éclosion de son talent inné. Les femmes de son proche entourage étaient elles-mêmes musiciennes. La mère, Raïssa Mychetsky (1858-1935), qui dans sa jeunesse avait étudié le chant, plaça — musicalement parlant — la barre très haut pour ses deux filles. L'aînée des deux sœurs, Nadia (1887-1979), exerça professionnellement la musique dès sa seizième année. En 1908 elle remporta le second Prix de Rome avec sa cantate La Sirène. En outre, le destin de la grand-mère Marie-Julie Halligner (1786-1850), qui avait mené une carrière notable à l'Opéra Comique comme mezzo-soprano, spécialiste des rôles de soubrette, servit d'exemple stimulant pour Lili. Le père, Ernest Boulanger (1815-1900), en marge de son activité de professeur de chant, composait et avait obtenu en 1835 le très convoité Premier Prix de Rome. Les rapports de Lili avec lui étaient empreints d'une grande profondeur. Il mourut quand elle avait six ans, et Nadia vit dans cet événement, profondément traumatisant, l'origine du besoin de sa sœur de s'exprimer à travers l'écriture musicale. On peut considérer comme sa première œuvre la mélodie La Lettre de mort, composée en 1906, probablement à la mémoire de son père. Un ton sérieux, voire âpre dans l'expression, constitue la trame sonore de toute son œuvre.
La santé de Lili Boulanger fut, sa vie durant, très précaire, ce qui l'empêcha d'entamer, dès l'enfance et comme sa sœur, des études musicales approfondies et systématiques au Conservatoire de Paris. Dès qu'elle se sentit mieux, elle prit part aux leçons de sa sœur. «Elle se promenait à travers la musique, jouant un peu de piano, un peu de violon, un peu de violoncelle, un peu d'orgue, composaillant...» [Nadia Boulanger]
En 1910, Lili Boulanger, âgée de seize ans, fut pressée par sa mère de choisir une profession. La décision fut aisée : elle serait compositeur. Dans la famille Boulanger, le mot "compositrice" n'était pas usuel. «Oublions que je suis une femme et parlons musique», telle était la sentence abrupte de Nadia Boulanger. Les deux énergiques sœurs savaient que dans la manière d'appréhender les œuvres signées par une femme, les discussions sur la féminité — souvent réduite au supposé "sexe faible" — passent au premier plan, et que la réalisation artistique, indépendante du sexe, en est éclipsée. Aujourd'hui encore l'accueil réservé aux œuvres de Lili Boulanger peut, à l'occasion, être obéré par les "stigmates" de son état de femme. La primauté donnée à sa biographie, frappée du sceau de "femme fragile", occulte un regard objectif sur son œuvre; vision allégorique que suggèrent peut-être la grâce de son aspect physique, sa maladie, sa mort prématurée, mais qui ne rend pas justice à l'extrême force de sa personnalité.
Bien qu'elle n'eût reçu aucun enseignement en composition jusqu'en 1910, elle avait écrit entre autres, depuis 1905, quelques œuvres pour chœur et/ou solistes et orchestre ainsi que cinq études pour piano. En janvier 1910, elle devient l'élève particulière de Georges Caussade, alors en charge du cours de contrepoint au Conservatoire. Elle étudie avec un empressement peu ordinaire, suit des cours tous les jours, y compris les weekends et pendant les vacances, et réalise de rapides et sensibles progrès. En janvier 1912, elle passe avec succès l'examen d'entrée dans la classe de composition du Conservatoire, où elle y étudie cette discipline avec Paul Vidal. En 1913, elle remporte le Premier Prix de Rome avec sa cantate Faust et Hélène. Le prix consiste en une bourse d'Etat sur cinq ans et inclut une résidence de deux ans à la Villa Médicis, à Rome. La victoire dans ce concours réputé lui apporte du jour au lendemain la notoriété internationale. L'éditeur Ricordi conclut avec elle un contrat qui lui garantit la publication de ses œuvres et un revenu annuel fixe. En mars 1914, elle gagne Rome, mais la déclaration de la Première Guerre mondiale, en août, contraint les pensionnaires à abandonner la Villa Médicis. Lili Boulanger, durant les soubresauts successifs du conflit, se consacre uniquement à des activités caritatives. Elle fonde, ensemble avec sa sœur, un comité d'entraide — Comité franco-américain du Conservatoire National — pour venir en aide aux anciens étudiants en composition du Conservatoire, alors dispersés. Cela lui laisse bien peu de temps pour composer.
Son état de santé demeure toujours préoccupant. En 1916, son médecin lui fait part de ce qu'elle n'a plus que deux ans à vivre. Consciente de l'issue prochaine, et dans la crainte que la mort l'empêche d'achever ses œuvres maîtresses — en tout premier lieu l'opéra La Princesse Maleine, d'après un drame de Maurice Maeterlinck — elle compose, quand son état lui en laisse le loisir, dans une sorte d'empressement et d'impatience. «Elle travaillait avec une hâte fiévreuse. En de petits cahiers, elle notait les innombrables idées musicales qui lui venaient en de fréquents moments d'extase. Thèmes qui eussent pu suffire à l'œuvre de toute une longue existence. Apparemment tout était clair à son esprit, car lorsque la faiblesse finit par l'empêcher d'écrire, elle était capable d'appeler à la vie la musique qui n'était pas encore née, en la dictant presque sans hésiter.» Au printemps 1917, elle se soumet à une opération, mais qui n'apporte aucune amélioration à son état. Sa dernière œuvre, le Pie Jesu, elle la dicte à sa sœur Nadia. Elle meurt, le 15 mars 1918, âgée seulement de 24 ans, sans avoir pu achever La Princesse Maleine.
Les œuvres qui subsistent de Lili Boulanger se situent entre 1911 et 1918, c'est-à-dire sur une période de seulement sept années. Elle a détruit elle-même toutes les compositions précédemment écrites, entre 1905 et 1910. En dépit de la brièveté du laps de temps où elle exerça son art, elle lègue une œuvre abondante et de tout premier ordre. Jacques Chailley : «Son "cas" est peut-être unique dans l'histoire de la musique... Schubert vécut jusqu'à 31 ans, Mozart 35, Purcell 37. Aucun n'avait, à 24 ans, écrit une œuvre de l'envergure des trois Psaumes.»"
"II.- L'Esprit souffle où il veut... (Harry Halbreich)
"Qu'il ait pu s'incarner en une frêle jeune fille menant un combat désespéré contre la mort inéluctable, que l'âme ardente et blessée habitant ce corps en ruine ait pu donner naissance à ces chants parmi les plus puissants et les plus grandioses jamais couchés sur le papier à musique, cela constitue certes l'un des mystères les plus rebelles à toute explication rationnelle, et donc une preuve irréfutable de la justesse de la phrase choisie pour titre à cette introduction.
La musique de Lili Boulanger, manifestation de génie à l'état pur, exprime avec une acuité parfois à la limite de l'insoutenable une vie spirituelle d'une fabuleuse richesse. Mais même ses trop rares éclaircies conservent un fond de gravité et de deuil, reflet d'une tragédie vécue dans une chair martyrisée. Or, l'Esprit transfigure cette souffrance en pure, en bouleversante beauté.
Lili Boulanger s'est rapidement dégagée des influences marquant ses premiers essais (on n'ose, dans son cas, parler d'oeuvres de jeunesse !), influences qui se nomment Gabriel Fauré, Claude Debussy, peut-être aussi Louis Vierne, c'est-à-dire des maîtres à la pointe de l'évolution du langage musical de leur temps, pour prendre les devants dans un avenir qu'elle ne devait plus connaître. Car lorsque l'on pense à d'autres compositeurs dans ses grandes pages de maturité, c'est presque toujours à des noms ou à des oeuvres nés longtemps après (...)."
Jacques