Ce n'est pas du collage. Le fondement des expérimentations de Ives, c'est de prendre un choral basique, et de se demander "et si la voix du dessous était dans une autre tonalité que celle du dessus?". Et cela ne le quittera pas, à tel point que toute sa musique se développe sur cette simple idée, qui est celle de la polyphonie, mais une polyphonie totalement libérée des règles et où le principe d'indépendance des voix est poussé au maximum. Des premières fugues à quatre voix en quatre tonalités différentes, on se retrouve avec une polyphonie qui est constituée de voix totalement indépendantes non seulement harmoniquement et rythmiquement, mais aussi stylistiquement, avec par exemple au-dessus une fanfare, tout en bas une voix qui utilise le total chromatique, et au milieu des agrégats de cordes et d'autres fragments d'hymnes aux vents. Ce n'est pas du collage, c'est de la polyphonie mais conçue dans une liberté totale, les voix tendant à avoir chacune leur propre source et leur propre système.
De fait, le "postylisme" ou l'impression "d'entendre dans la même rue un Big Band, un guitariste de Blues et les échos de gospels de l'église" ne naissent pas de "l'extérieur vers l'intérieur", des idées musicales à la structure, de l'élément sourcé à l'organisation formelle qui fonctionnerait par superposition et accumulation, mais l'inverse, de la pensée de la structure à la réalisation particulière. C'est ce que j'entends par dégénérescence des règles contrapuntiques : il conserve fondamentalement l'idée de polyphonie mais la transcende en la libérant des contraintes de l'harmonie et des carrures traditionnels. Ce ne sont pas simplement des éléments collés les uns au-dessus des autres pour donner une impression de la vie moderne où des éléments hétérogènes cohabitent (même s'il y a aussi de ca), c'est une forme où le principe de cohabitation surpasse les éléments individuels qui n'en existent pas moins dans leur ipséité, et c'est bien là le principe de la polyphonie : c'est pour ca que dans les oeuvres les plus avancées ce n'est souvent pas la mélodie "du dessus" qui est intéressante, mais ce qui se passe dans les voix médianes, avec des plans souvent atonaux ou chromatiques qui complètent, structurent et détournent les éléments plus évidents et plus diatoniques.
C'est important à mon sens pour comprendre comment un type pareil peut émerger et se mettre dans les années 10 à imaginer des orchestres spatialisés. Et il faudrait mettre ça en perspective avec les résurgences de son intérêt pour le transcendantalisme et les tension entre libéralisme et spiritualité dans l'art américain de la fin du XIXème.
Du coup, si successeur il a, plutôt que chez les post-modernes adeptes des collages stylistiques, il faut les chercher chez ceux qui étendent et repensent la structure de la polyphonie... par exemple Xenakis, qui a aussi cherché dans de nouvelles formes de polyphonie un moyen de rendre compte de phénomènes sonores usuels, les phénomènes naturels. Je retrouve chez eux cette même idée de l'écoute du monde associée à une expérimentation radicale au sein systèmes mais tempérée par une pensée globalisante.
Enfin c'est juste une piste, Ives est un compositeur d'une richesse très rare.