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Discussion: Culture, esthétique, Wittgenstein et autres insectes utiles

  1. #1
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    Culture, esthétique, Wittgenstein et autres insectes utiles

    Voilà ; embranchement de la discussion amorcée à propos de Barraqué!

    (avec l'aimable quoique involontaire contribution d'Alexandre Vialatte)

  2. #2
    - Avatar de mah70
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    L'esthétique remonte à la plus haute antiquité.
    La seule certitude que j'ai, c'est d'être dans le doute. (Pierre Desproges)

  3. #3
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    Comment souhaitez-vous procéder? Cela vous conviendrait-il que je place ici un certain nombre de textes que je commenterais librement? Ou souhaitez-vous une mise en contexte assez générale quant à Kraus et Wittgenstein (sur ce sujet, je les envisage comme un couple et c'est pourquoi je suggérais qu'ils soient mis sur un pied d'égalité pour ce sujet...)?

  4. #4
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    On vous laisse voir, moi je pars de zéro ; mais déjà définir la culture au sens moderne et l'esthétique, cela me rendrait service (c'est vous dire d'où je pars...)

  5. #5
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    Citation Envoyé par mah70 Voir le message
    L'esthétique remonte à la plus haute antiquité.

    Tu ne confonds pas avec l'Auvergnat?

  6. #6
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    Vous voulez dire que l'esthétique, quand il y en a une ça va, c'est quand il y en a beaucoup qu'il y a des problèmes?
    C'est bien possible.

  7. #7
    - Avatar de mah70
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    Citation Envoyé par lebewohl Voir le message
    Tu ne confonds pas avec l'Auvergnat?
    Tout remonte à la plus haute antiquité chez Vialatte: la femme, les mystères de l'humanité, que sais-je, le tatou...
    Ou bien (je cite de mémoire): "La chasse est le plus cynégétique de tous les sports. C'est même le seul qui le soit vraiment. Aussi est-ce, après la guerre civile, le divertissement favori de l'homme." Vialatte n'avait pas vu venir les discussions esthétiques sur Internet
    La seule certitude que j'ai, c'est d'être dans le doute. (Pierre Desproges)

  8. #8
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    euh... non je ne voulais rien dire de tel, je réclamais une définition des termes du débat ; puisque vous êtes pour une approche krauso-wittgensteinienne et contre la culture et l'esthétique, il faut définir kraus (je ne sais même pas qui c'est), wittgenstein, la culture et l'esthétique, non? pour les profanes complets, c'est à dire.

    (mais s'il faut connaître Platon, Aristote, Thomas d'Aquin, Kant et Hegel pour comprendre, je suis mal barré)

  9. #9
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    Citation Envoyé par mah70 Voir le message
    Tout remonte à la plus haute antiquité chez Vialatte: la femme, les mystères de l'humanité, que sais-je, le tatou...
    Ou bien (je cite de mémoire): "La chasse est le plus cynégétique de tous les sports. C'est même le seul qui le soit vraiment. Aussi est-ce, après la guerre civile, le divertissement favori de l'homme." Vialatte n'avait pas vu venir les discussions esthétiques sur Internet

    et le hornbostel ; il ne fait jamais oublier le hornbostel, qui est presque aussi irréfutable que l'éléphant.

  10. #10
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    Je suis très positivement surpris par la consistance de l'article de wikipedia consacré à Kraus.

    Je ne peux évidemment qu'inciter à lire l'article en entier: le reproduire ici serait inélégant et il me parait idiot de le débiter en morceaux choisis ici. Le cas échéant, en contexte choisi, j'en citerai des extraits peut-être.

  11. #11
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    Autre forme recommandable d'introduction, cet entretien avec Gerald Stieg, qui est avec Bouveresse le principal spécialiste de Kraus officiant en France. Cette vidéo semble difficile à visionner sans interruptions, mais j'ai assisté il y a trois ans à une conférence très similaire de structure de Stieg et ne doute guère de la qualité de ce document.
    http://www.archivesaudiovisuelles.fr...7169&format=68

    nb: je retarde au possible le moment de prendre sérieusement le sujet en main, car pour cela j'ai besoin de recouvrer l'accès à ma bibliothèque dans laquelle un ami est apparemment toujours en train de dormir.

  12. #12
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    ah c'est ce Kraus là? je vais lire ça de ce pas ou presque

  13. #13
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    Et enfin, avant, promis (j'entends les stores se lever en bas, je crois que je vais pouvoir accèder à mes livres), de me mettre moi-même au travail, je pense qu'il est extrêmement important d'introduire la figure de Jacques Bouveresse, puisqu'elle est la référence incontournable pour qui approche le problème de la culture avec Kraus et Wittgenstein, conjointement ou non d'ailleurs.

    Bouveresse, outre d'être à mon sens le philosophie français le plus significatif de notre époque, et l'un des plus significatifs tout court, est avec entre autres Gérard Granel et Jean-Pierre Cometti celui à qui la France doit la connaissance de Wittgenstein, et est sans doute le premier à s'être sérieusement intéressé à Kraus sous un angle philosophique.

    L'ouvrage essentiel de Bouveresse, un des livres les plus importants du second XXe siècle à mon sens, en ce qu'il est peut-être la tentative de prolongement de Wittgenstein la plus pure, est celui-ci:



    L'ouvrage ou se trouve exposées, de façon par ailleurs réellement accessible pour le profane (Le mythe de l'Intériorité est en revanche un livre exigeant) les principaux éléments de compréhnsion et de réflexion mettant en jeu Kraus et (avec) Wittgenstein sur le problème de la culture et de l'esthétique est celui-ci.


    Contrairement au précédent et pour les raisons déjà indiquées, j'incite sincèrement chacun qui n'en aurait pas connaissance et qui s'intéresserait au sujet de ce fil à l'acquérir.

    Pour faire plus modestement connaissance, on peut lire ce bref entretien.

  14. #14
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    J'ajoute (j'ai encore le droit d'attendre pour bosser, car je dois maintenant digérer mon repas), la présentation d'Essais II par l'éditeur:
    À un moment où l’irrationalisme, le relativisme et l’historicisme radical sont devenus obligatoires pour qui veut être un philosophe de notre époque, il est réellement étonnant que le nom de Spengler n’apparaisse pour ainsi dire jamais. Il est vrai que son cas révèle de façon un peu trop voyante l’existence d’un nietzschéisme de droite (pour ne pas dire plus) : un phénomène dont les interprètes français les plus réputés n’aiment généralement pas beaucoup se souvenir. Le Nietzsche de Spengler fait partie des possibilités et des suites que l’on préfère ignorer hypocritement. De façon générale, l’intermède du IIIe Reich a rejeté dans l’oubli un certain nombre d’antécédents hautement significatifs de l’irrationalisme de la philosophie française contemporaine. On peut se demander si ce n’est pas à ce fait qu’elle doit essentiellement sa réputation d’innocence et de progressisme. Il y a des ancêtres qu’on préfère, autant que possible, ne pas connaître. Mais le mieux est encore de ne pas les avoir.

    Depuis les années 1960, Jacques Bouveresse n’a cessé de confronter nos modes philosophiques successives aux idées d’auteurs « peu fréquentés » ou « mal famés » : Gottfried Benn, le poète expressionniste ; Oswald Spengler, le penseur du Déclin de l’Occident ; Karl Kraus, le satiriste ; mais aussi les philosophes de la tradition autrichienne, notamment ceux du Cercle de Vienne ; et bien sûr Robert Musil. Il n’y a pas seulement trouvé des armes dans son combat contre les fausses valeurs du monde intellectuel. Il pose en les lisant une question cruciale pour tout rationaliste : quelle part de vérité peut-on reconnaître à l’irrationalisme ou au nietzschéisme sans risquer de perdre l’essentiel ?

  15. #15
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    Entrons dans le vif du sujet avec ce texte de Wittgenstein de 1930, et qui se trouve au presque commencement de la compilation thématique d'abord éditée an anglais sous le titre (ce n'est pas anecdotique) Culture and Value, puis en français sous le titre de Remarques Mêlées:


    Partir de ce texte est à moitié arbitraire. C'est commode pour moi car je le connais très intimement: j'ai consacré mon mémoire de maîtrise aux Remarques Mêlées, en faisant découler tout ou presque tout le plan de mon travail d'un commentaire du texte que je vais citer. Comme je l'illustrerais plus tard, c'est également ce texte que cite abondamment Bouveresse dans un chapitre très important de L'Epoque, la Mode, la Morale, la Satire.

    Outre sa place centrale dans la thématique de la critique de la culture, ce texte a par ailleurs une importance philologique capitale dans toute étude générale de Wittgenstein. Intitulées "pour une préface", ces deux pages sont un brouillon de ce qui sera la préface d'un ouvrage "quasi-authentique" de Wittgenstein, au sens où la compilation de textes lui est essentiellement attribuée: à savoir les Remarques Philosophiques. Ces textes rédigés également en 1929-30 constituent le premier retour critique sur le Tractatus composé dix ans plus tôt (qui est le seul ouvrage achevé de Wittgenstein), et le premier pas ordonné vers le grand projet jamais achevé de ce qui sera édité sous le titre de Recherches Philosophiques, et sur lequel Wittgenstein a travaillé presque jusqu'à sa mort en 1951.

    Voici le texte "pour une préface" dans sa version longue (brouillon) des Remarques Mêlées. La façon dont il doit être coupé n'est pas clair à mon sens, car à partir d'un certain stade du texte Wittgenstein semble se commenter lui-même, de façon assez casuelle, davantage sur la pertinence formelle du texte d'un point de vue pratique que sur son propos. Je coupe donc à l'endroit où, de mon point de vue, il a considéré que le projet de préface s'arrêtait. Au reste, la préface définitive a consisté en une condensation assez radicale de ce qui suit.

    Ce livre est écrit pour ceux qui sont en amitié avec l'esprit dans lequel il a été écrit. C'est un esprit qui, à ce que je crois, est autre que celui du courant principal de la civilisation européenne et américaine. L'esprit de cette civilisation, dont l'industrie, l'architecture, la musique, le fascisme et le socialisme de notre temps sont l'expression, est étranger à l'auteur, qui n'a point de sympathie pour lui. Ce n'est pas là un jugement de valeur. Non que l'auteur croirait que ce qui se donne aujourd'hui comme architecture fût en effet de l'architecture, ou que ce qui s'appelle aujourd'hui la musique moderne ne serait pas de sa part l'objet de la plus grande méfiance (bien qu'il n'en comprenne pas la langue), mais la disparition des arts ne justifie aucun jugement dépréciateur envers une humanité donnée. Car, dans une telle époque, justement, les natures authentiques et fortes se détournent du domaine des arts pour se tourner vers d'autres choses, et la valeur de l'individu parvient d'une façon ou d'une autre à l'expression. Non pas cependant comme à l'époque d'une grande culture. La culture est semblable à une grande organisation qui indique sa place à chacun de ses membres, une place où il puisse travailler dans l'esprit du tout et où sa force puisse, de la façon la plus légitime, être mesurée à ses conséquences heureuses pour le tout. Mais à l'époque de la non-culture les forces s'éparpillent, celle de l'individu s'épuise à cause des forces opposées et des résistances dues aux frottements, et ce n'est pas sur toute la longueur du chemin parcouru qu'elle vient à s'exprimer, mais seulement peut-être dans la chaleur qui se dégage de ces frottements lorsqu'elle les surmonte. Mais l'énergie reste énergie, et si le spectacle qu'offre cette époque n'est pas celui d'une grande culture en devenir, dans laquelle les meilleurs travaillent à une grande fin, la même pour tous, mais bien le spectacle moins imposant d'une foule dont les meilleurs ne poursuivent que des buts privés, nous ne devons cependant pas oublier que le spectacle n'est pas ce dont il s'agit.

    Si donc il est clair pour moi que la disparition d'une culture ne signifie pas la disparition de la valeur humaine, mais simplement d'un certain mode d'expression de cette valeur, le fait n'en demeure pas moins que c'est sans sympathie que je regarde le fleuve de la civilisation européenne, sans compréhension pour ces fins - à supposer qu'elle en ait. J'écris donc proprement pour des amis qui sont dispersés aux quatre coins du monde.

    Que je sois compris ou apprécié du savant occidental typique m'est indifférent, car il ne comprend pas l'esprit dans lequel j'écris. Notre civilisation est caractérisée par le mot "progrès". Qu'elle progresse n'est pas simplement l'une de ses propriétés: le progrès est sa forme. Elle est typiquement constructive. Son activité consiste à construire une structure de plus en plus compliquée. La clarté elle-même ne fait encore que servir une telle fin, au lieu d'être à soi-même la fin. Pour moi au contraire, la clarté, la transparence, est à elle-même sa propre fin.

    Elever un édifice, cela ne m'intéresse pas. Ce qui m'intéresse est d'avoir devant moi, transparents, les fondements des édifices possibles.

    Bref, mon but est autre que celui des savants, et la façon dont ma pensée se meut est différente de la leur.
    Dernière modification par Theo B ; 30/12/2009 à 16h17.

  16. #16
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    Je poursuis de façon toujours un peu improvisée, en espérant pour que l'empilement produise une relative cohérence rendant la perception du problème général intelligible.

    Voici un extrait du premier chapitre de l'ouvrage de Jacques Bouveresse L'Epoque, la Mode, la Morale, la Satire déjà mentionné.

    Comme le remarque von Wright, Wittgenstein utilise le concept de déclin d’une manière qui renonce explicitement à prétendre à une vérité ou une validité objectives quelconques ; et il considère comme tout à fait impossible de formuler sur l’avenir du monde une prédiction qui ne soit pas simplement de l’ordre du désir ou du rêve : « Qui connaît les lois d’après lesquelles la société évolue ? Je suis convaincu que même le plus intelligent n’en a aucune idée. Si vous luttez, alors vous luttez. Si vous espérez, alors vous espérez. » [RM, 73-74] L’idée de déclin n’a été exploitée en aucun cas par Wittgenstein comme un instrument de prédiction plus ou moins scientifique, mais uniquement comme un moyen d’exprimer et de clarifier le sentiment d’antipathie instinctive qu’il éprouvait à l’égard de la civilisation actuelle. Voir les choses sous l’aspect du déclin n’est pas une attitude qui résulte d’un choix raisonné. Wittgenstein constate : « Je réfléchis souvent à la question de savoir si mon idéal culturel est un idéal nouveau, c’est-à-dire un idéal contemporain, ou un idéal qui date de l’époque de Schumann. Il me semble, pour le moins, être une continuation de cet idéal, et précisément pas la continuation qu’il a eue effectivement à ce moment-là. Donc en excluant la deuxième moitié du xixe siècle. Je dois dire que les choses sont devenues ainsi de façon purement instinctive, et non pas comme résultat d’une réflexion. » [RM, 12] Le progrès, remarque Wittgenstein, est la forme même, et non une des particularités de notre civilisation : « Notre civilisation est caractérisée par le mot “progrès”. Le progrès est sa forme, ce n’est pas une de ses propriétés que de progresser. » [RM, 16] Considérer sous l’aspect du déclin une civilisation dont la caractéristique constitutive est le progrès lui-même est avant tout une façon de constater que l’on se sent étranger à cette forme de civilisation ; et c’est une chose qui ne peut même pas être considérée, à proprement parler, comme un jugement de valeur : « S’il est tout à fait clair pour moi que la disparition d’une culture ne signifie pas la disparition de la valeur humaine, mais uniquement de certains moyens d’expression de cette valeur, le fait n’en demeure pas moins que je considère le courant de la civilisation européenne sans sympathie, sans compréhension pour ses buts, s’il en a. J’écris donc à proprement parler pour des amis qui sont dispersés aux quatre coins du monde. » [RM, 16] 23Une idée qui est à peu près invariablement associée à celle de déclin ou de décadence d’une culture est celle de décomposition ou de dissolution, comprise au sens de la disparition de toute espèce de projet unitaire susceptible d’inspirer, de coordonner et d’orienter les efforts individuels. Wittgenstein était manifestement très sensible à cet aspect du problème : « La culture est pour ainsi dire une grande organisation, qui assigne à chacun de ceux qui lui appartiennent sa place, à laquelle il peut travailler dans l’esprit de l’ensemble, et sa force peut être mesurée de façon tout à fait juste au succès qu’il obtient dans le sens de l’ensemble. Mais, à l’époque de l’inculture, les forces s’éparpillent et la force de l’individu est usée par des forces opposées et des résistances dues au frottement, et ne s’exprime plus dans la longueur du chemin parcouru, mais peut-être uniquement dans la chaleur qu’elle a produite en surmontant les résistances dues à la friction. Mais l’énergie reste l’énergie, et si, par le fait, le spectacle qu’offre cette époque n’est effectivement pas celui du devenir d’une grande œuvre culturelle, dans laquelle les meilleurs collaborent au même grand objectif, mais le spectacle peu imposant d’une masse dont les meilleurs ne cherchent à réaliser que des fins privées, nous ne devons cependant pas oublier que le spectacle n’est pas ce qui importe. » [RM, 16] Wittgenstein s’interdit, par conséquent, de juger la situation en fonction de critères qui pourraient être qualifiés d’« esthétiques ».
    24Pour quelqu’un comme Spengler, au contraire, il est évident que c’est avant tout le spectacle et son caractère imposant qui importent. Même une civilisation condamnée, comme l’est la nôtre, doit avant tout s’efforcer de finiravec de la grandeur et du « style ». Pour expliquer les phénomènes caractéristiques d’une phase de déclin, comme le triomphe de l’individualisme, la dissipation des énergies, qui ne peuvent plus être mises au service d’une entreprise globale, et la domination des intérêts privés immédiats sur l’intérêt et l’avenir à long terme de l’ensemble, est-il nécessaire de recourir, comme le fait Spengler, à une causalité endogène, qui consisterait dans l’épuisement inévitable de la force vitale propre à une culture ? Musil remarque que « l’idée que les cultures périssent finalement par épuisement interne est plausible, même sans métaphysique » [E, 112]. La différence entre la culture et la civilisation est probablement que l’on doit « parler culture là où règne une idéologie et une forme de vie encore unitaire, et définir, en revanche, la civilisation comme l’état de culture devenu diffus. Chaque civilisation a été précédée par l’épanouissement d’une culture qui se désagrège en elle ; chaque civilisation est distinguée par une maîtrise technique de la nature et un système très compliqué – qui exige, mais également absorbe, une très grande quantité d’intelligence – de relations sociales » [E, 114]. Comme le fait implicitement Wittgenstein, Musil raisonne ici en fonction d’une sorte de principe de conservation de l’énergie, applicable aux collectivités humaines : dans une période de déclin, la quantité totale d’énergie disponible chez les individus reste la même, mais la quantité d’énergie utile (celle qui peut être utilisée, comme dirait Wittgenstein, « dans le sens de l’ensemble ») diminue dans des proportions plus ou moins importantes. Cela montre, aux yeux de Musil, que nous n’avons probablement pas besoin d’explications pseudo-scientifiques du genre de celles de Spengler. Le passage à peu près inévitable de la culture à la civilisation et les aspects négatifs de celle-ci peuvent sans doute être expliqués entièrement par des facteurs qui n’ont rien de métaphysique, comme l’augmentation de volume du corps social, la complexification démesurée des relations de l’individu à autrui et à la collectivité et les difficultés de transmission et d’action des impulsions directrices et organisatrices : « Aucune initiative ne peut pénétrer le corps social sur de longues distances et ne reçoit une action en retour de sa totalité. On peut faire ce que l’on veut, le Christ pourrait descendre à nouveau sur la terre : il est tout à fait exclu qu’il parvienne à agir efficacement. » [E, 115]

  17. #17
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    Il importe pour saisir le passage très important que je viens de citer d'être familier de la distinction de la culture et de la civilisation telle qu'elle est très bien résumée par Pierre-Yves Soucy dans l'introduction de ce remarquable ouvrage collectif dont je recommande sans réserve la lecture, et dont je citerai ensuite la contribution de Bouveresse, qui nous amènera au coeur même du sujet qui nous intéresse:


    L'idée que Wittgenstein se faisait de la culture, qu'il oppose de manière implicite à la notion de civilisation, semble assez proche de celle de Spengler et même de celle de Kraus. Contre l'attitude qui caractérise ou définit la civilisation moderne, Kraus concevait la culture comme un "accord tacite qui refoule les moyens permettant de vivre derrière les finalités de la vie", alors qu'il donnait la civilisation pour "la subordination des finalités de la vie aux moyens permettant de vivre".

    Pour argumenter ensuite le rapprochement d'avec Kraus, Soucy cite ensuite des passages du projet de préface que j'ai déjà cité, et fait cette remarque fort pertinente que

    le dépassement d'une culture de la séparation fut déjà l'ambition du romantisme allemand.

    J'ajouterais que ce fut aussi celle du projet marxiste authentique, que Kraus s'est d'ailleurs en partir approprié, mais c'est un autre débat auquel nous viendrons peut-être plus tard.

    Dernière modification par Theo B ; 30/12/2009 à 16h46.

  18. #18
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    (on ne répond pas, au moins pour l'instant, mais on lit, hein, vous n'écrivez pas dans le vide) (mais moi en tout cas je rame un peu...)

  19. #19
    Membre Avatar de Theo B
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    Ace stade je crois utile de donner quelques repères basiques quant à des personnages auxquels il est déjà et sera fait régulièrement allusion.

    A nouveau par souci d'ordre,
    Karl Kraus (1874-1936)
    et après tout,
    Ludwig Wittgenstein (1889-1951)

    Oswald Spengler (1880-1936)
    Otto Weininger (1880-1903)
    Adolf Loos (1870-1933)
    Otto Neurath (1882-1945)
    Hermann Broch (1886-1951)

    Et je postule que chacun ici est familier de certains Alban Berg (1885-1935) et Arnold Schoenberg (1874-1953)... C'était pour la plaisir de rajouter leurs dates à cette amusante compilation...

  20. #20
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    Citation Envoyé par Theo B Voir le message
    De façon générale, l’intermède du IIIe Reich a rejeté dans l’oubli un certain nombre d’antécédents hautement significatifs de l’irrationalisme de la philosophie française contemporaine. On peut se demander si ce n’est pas à ce fait qu’elle doit essentiellement sa réputation d’innocence et de progressisme. Il y a des ancêtres qu’on préfère, autant que possible, ne pas connaître. Mais le mieux est encore de ne pas les avoir.
    Mais c'est quoi/qui cet "irrationalisme de la philosophie française contemporaine"?

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