J'ai réécouté un certain nombre de versions d'Aïda (cette liste est loin d'être exhaustive)et je vous livre mes impressions.
Bjoerling, Milanov, Barbieri, Warren, Christoff dir. Perlea.
Points forts; Bjoerling est vibrant lumineux et solaire, Boris Christoff est aussi saisissant qu'inquiétant et pour une fois bien différenciable de l'autre basse (Plinio Clabassi) qui interprète le pharaon. Les aigus pianissimo et le souffle de Zinka Milanov dans la scène du Nil sont époustouflants.
Points faibles:Les aigus de Fedora Barbieri sont souvent faux car trop bas. la prise de son mono avec des gros plans sur les solistes et un choeur lointain déséquilibre totalement l'ensemble final de l'acte du triomphe. Le face à face Aïda-Amonasro à l'acte du Nil n'est pas très réussi sur le plan dramatique.
Tucker, Callas, Barbieri, Gobbi, Modesti dir. Serafin
Grâce au sens dramatique exceptionnel de Tito Gobbi et Maria Callas, le face à face Aïda-Amonasro est au contraire le gros point fort de cette version, et évoque leur légendaire version de Tosca. Le vibrato acide des aigus de Maria Callas peut gêner. Tucker est plutôt une bonne surprise: timbre juvénile et clair sans les sonorités nasillardes qu'il prendra par la suite. Barbieri est moins en voix que dans la version Perlea.
Les Fans de Callas préfèrent son enregistrement live de Mexico, totalement délirant, et les fans d'Aïda préfèrent d'autres versions.
Vickers, L. Price, Rita Gorr, Merril, Tozzi, dir. Solti
Solti est spectaculaire et brillant mais n'a pas un orchestre à la hauteur (cf. le solo de hautbois à l'acte du nil). La prise de son acidulée et noyée dans un souffle de bande important n'arrange rien. Vickers, rocailleux et rugueux ne correspond pas à l'idée qu'on peut se faire du ténor verdien. Par contre, les deux dames: Leontine Price (le legato, le timbre, l'aigu!...) et Rita Gorr (le sens dramatique) sont magnifiques.
Bergonzi, Tebaldi, Simionato, McNeil, Van Mill dir. Karajan
La prise de son exemplaire et l'orchestre satiné (le Philarmonique de Vienne) constituent au contraire de gros points forts pour cette version. Bergonzi est le ténor verdien idéal: legato, phrasé, lumière dans le timbre (preuve qu'il n'est pas nécessaire d'avoir un médium de baryton pour ce rôle si la voix est claire aisée et bien projetée). Tebaldi (encore bien en voix et gênée seulement par le contre-ut du Nil) et Simionato représentent aussi le meilleur de la tradition italienne la plus authentique telle qu'on pouvait l'entendre à la Scala ou ailleurs dans la péninsule au cours de ces années d'après guerre.
On aurait pu par contre trouver facilement une meilleure basse qu'Arnold Van Mill, voix ingrate au vibrato disgracieux.
Karajan n'était pas encore devenu une vedette mégalomane. Il prend son temps, fignole les détails, et accomplit un travail raffiné au niveau des phrasés et des nuances dans des tempi modérés et "confortables".
Une version de référence indiscutable dans le style :"Le Nil est un long fleuve tranquile".
Corelli, Nilsson, Bumbry, Sereni, Mazzoli dir. Mehta
Birgit Nilsson a une voix dure, tranchante et froide incompatible avec le lyrisme et la douceur résignée du rôle. Par contre Grace Bumbry est la meilleure Amneris de toute la discographie: la plus belle voix de mezzo du monde, avec un timbre d'une somptuosité royale et un sens dramatique saisissant. Son face à face avec Franco Corelli est inoubliable. Corelli a un véritable gabarit vocal de ténor dramatique (ce que Domingo ne sera jamais vraiment) et réussit un magnifique diminuendo sur la note aigue à la fin de son air d'entrée (ce que peu de ténors savent faire).
Une version un peu bancale, mais intéressante à écouter de façon sélective pour certaines scènes inoubliables.
Domingo, L. Price, Bumbry, Milnes, Raimondi dir. Leinsdorf
Une distribution homogène et sans faille, une belle prise de son, une direction d'orchestre vive et précise. Tout devrait être parfait, et pourtant, on est moins pris par l'émotion qu'avec d'autres versions moins irréprochables. Cette sensation de froideur et de produit de studio un peu aseptisé est-elle la faute du chef ou des preneurs de son?...
Très belle version tout de même qu'on peut considérer comme une "version de référence" si on donne à ce mot un sens de neutralité objective.
Domingo, Caballe, Cossotto, Cappuccilli, Ghiaurov dir. Muti
Le chef Riccardo Muti, aussi survolté que précis mais également lyrique quand il le faut, bouscule toutes les habitudes et toutes les traditions (Ecoutez par exemple les accords de harpe secs et rapides au début de la scène du boudoir d'Amnéris !...). Les aigus filés, le timbre angélique et la longueur de souffle de Monsterrat Caballe sont un perpétuel sujet d'émerveillement. Dommage que sa rivale Fiorenza Cossotto (magnifique d'un point de vue strictement vocal) pense plus à faire du son et à nous en mettre plein les esgourdes qu'à raffiner son interprétation et à habiter théatralement son personnage. Bonne équipe autour d'eux même si Domingo est un peu engorgé et manque de liberté dans le registre aigu.
Une des plus belles versions qui soient. Une autre version de référence riche en émotions fortes et en contrastes à l'opposé du "long fleuve tranquille" de Karajan-Bergonzi-Tebaldi.
Carreras, Freni, Baltsa, Cappuccilli, Raimondi dir. Karajan
Karajan est devenu une vedette, la sobriété et le raffinement de la version 1960 ont fait place à l'emphase et la mégalomanie. Les deux chanteurs principaux n'ont absolument pas les capacités vocales exigées par ces rôles difficiles. Un ratage à oublier rapidement pour revenir bien vite à la version de 1960.
Domingo, Ricciarelli, Obrastsova, Nucci, Ghiaurov dir. Abbado
Abbado est aussi sobre, mesuré et de bon goût que Muti était survolté et exubérant. Les passages orchestraux et choraux sont magnifiques. Domingo est moins crispé qu'avec Muti et Leinsdorf. Obrastsova est une monstruosité vocale, pittoresque dans la sorcière Ulrica du Bal Masqué mais totalement déplacée ici. Quant à Ricciarelli, son air du Nil sans assise dans le médium et couronné d'un contre-ut de vibromasseur est totalement inacceptable.
Pavarotti, Chiara, Dimitrova, Nucci, Burchuladze dir. Maazel
Ce n'est pas un bon rôle pour Pavarotti qui n'a pas les notes graves exigées par son face à face avec Amnéris. Le vibrato "slave" et les notes aigues attaquées par dessous de Ghena Dimitrova peuvent gêner. Cette version honorable sans être une des meilleures et plus intéressante en DVD grâce à la mise en scène amusante.
Domingo, Millo, Zajik, Morris, Ramey dir. Levine
Domingo (toujours un soupçon trop barytonnant et étouffé pour ce rôle d'éclat) est paradoxalement le "maillon faible" de cette version qui donne l'illusion d'un voyage en arrière dans le temps à la grande époque du vieux Met. Aprile Millo est un véritable grand soprano verdien, espèce qu'on croyait disparue (un dinosaure?...) depuis l'époque de Rethberg, Ponselle et Milanov. Certes, le timbre n'a pas la séduction sensuelle de celui de Caballe ou de Leontine Price, mais l'ampleur et le souffle sont phénoménaux. Dolora Zajik est du même calibre, quant à James Morris, il a lui aussi une ampleur et une couleur sombre du timbre peu courantes dans ce rôle trop souvent confié à des voix trop claires. La direction de James Levine, brillante et précise soutient constament l'intérêt.
Une réussite incontestable qu'on peut proposer aussi comme "version de référence"
A vous: complétez ma liste, rectifiez...