Vincent () a fait ci-dessus un aveu que j'hésitais à faire moi-même, car mon entourage est plein de gens qui idolâtrent Kathleen Ferrier, la rendant en quelque sorte inattaquable. Mais je suis content de voir qu'il est du même avis que moi . Quoi qu'il en soit, j'ai toujours eu du mal avec les voix féminines très graves, tout comme avec les voix masculines très hautes (en d'autres termes, je ne suis un "fan" ni des contraltos, ni des contre-ténors).
Cela dit, je reviens un peu "comme grêle après vendanges" avec le message que je venais de préparer () avant de découvrir les posts ajoutés dans l'intervalle...
S'il est difficile de rendre compte des symphonies de Mahler, ce l'est encore bien davantage, je crois, de ses grands cycles pour voix et orchestre : les Lieder eines fahrenden Gesellen (1884), Des Knaben Wunderhorn (1892/1899), les Rückert-Lieder (1901/1902), les Kindertotenlieder (1905) et Das Lied von der Erde (1908). Dans sa présentation succinte de quatre d'entre eux figurant sur le livret joint à un double album EMI paru en 1990, Philippe Mougeot s'y est toutefois risqué dans les termes - très "lyriques" - qui suivent :
"Les (...) œuvres ici réunies retracent l'itinéraire douloureux d'une âme déchirée entre le sentiment de sa finitude et son exigence d'absolu; écartelée entre la conscience de son impuissance et la certitude que «rien ne peut décourager l'appétit de divinité au cœur de l'homme»; en quête d'une unité tardivement réalisée dans la communication avec une Nature à laquelle Dieu est immanent. Cet affrontement de toute une vie à sa solitude fondamentale, Mahler l'éprouva douloureusement : «trois fois apatride ! Bohémien en Autriche, Autrichien en Allemagne - et Juif dans le monde entier !» Sa terre promise, il l'atteint donc hors de l'univers terrestre : ce sera la Musique; son identité, il la trouve dans ses réalisations «hors norme» de Lieder symphoniques et de Symphonie-lieder, et dans cette écriture sans exemple : collage de bouleversantes lignes mélodiques et de brefs motifs impressionnistes, de gigantesques tutti et de formations réduites, évoluant toujours plus vers l'individualisation des pupitres, sans que jamais la cohésion de l'ensemble n'en souffre, tant, à chaque instant, la matière sonore est adéquate à la pensée ou au texte.
De ce style, l'équilibre est d'emblée atteint avec les Lieder eines fahrenden Gesellen (1884) où Mahler musicien est au service de Mahler poète (seul le premier texte n'est pas de lui) : l'orchestre, encore imposant mais subitement diversifié, peut ainsi nimber de lumière irréelle la lancinante complainte du mal-aimé (1), dessiner le sourire de la nature (2), plonger au plus noir de la détresse (3) ou peindre, en teintes hivernales, l'abattement d'un cœur sans espoir (4).
Avec Des Knaben Wunderhorn (1892/96-1899), la palette sonore du compositeur s'enrichit de couleurs plus fraîches, mais ces échos de fanfares militaires, de ländler, de valses, ces prenantes musiques nocturnes sonnent en porte-à-faux avec un texte mi-fantastique, mi-morbide - que deux pages (8 et 9) d'humour désabusé n'éclairent même pas : terrifiant ou hagard défilé d'âmes errantes, de spectres des damnés de la terre, qui renvoie impitoyablement à notre marche à l'inévitable.
Quelle prémonition pousse Mahler, aux moments les plus heureux de son existence, à composer, avec les Kindertotenlieder (1905), le Requiem anticipé pour sa fille Maria qui mourra en 1907 ? Musique monochrome, accablante, dont l'immense pouvoir expressif provient, paradoxalement, de la nudité de l'instrumentation et du contrepoint, suscitant la présence d'un arrière-monde sans espace ni temps, vide, neutre - par là-même angoissante et d'une tristesse infinie : le néant rendu palpable... Même économie de moyens pour la bourrasque qui secoue (n° 5) l'orchestre de spasmes, de furieuses rafales - symbolique révolte avant le renoncement final, l'abandon à la lumière divine...
Das Lied von Erde (1908), réflexion sur la condition humaine, réalise la symbiose absolue du Chant et de l'Orchestre, la synthèse du Dionysiaque (abrupts et dénivellations accompagnant les dérapages du buveur : 1, 5) et de l'Apollinien (vents et bois épousant les replis d'une conscience sur elle-même : 2; évocation de la jeunesse au travers des lumières de la Bohème : 3; rythmes ondoyants du Printemps «saisis» par l'entrée fracassante de l'Eté : 4). Et cet «Adieu», enfin, (6) où la masse orchestrale se désagrège, chaque instrument faisant écho tour à tour, comme en état second, à la voix blanche de la soliste. D'un morne passage orchestral à vide, déprimant, s'élève alors aux cordes le soupir d'adieu de l'âme à la terre, ultime expression de tendresse pour cette Nature qui ne peut décevoir et dont le renouvellement «toujours, au printemps», atteste la réalité d'une Eternité."
S'agissant de Das Lied von der Erde (Le Chant de la Terre), "Symphonie pour une voix de ténor, une voix d'alto (ou baryton) et orchestre" sur six poèmes de Hans Bethge d'après la "Flûte chinoise" (recueil de poésies chinoises traduites en allemand), je présente ci-dessous trois versions, les deux premières - dont on a déjà abondamment parlé - en guise de rémoignages laissés par les "disciples" qu'on peut voir au post 11 (à l'époque où, encore très jeunes, ils étaient les collaborateurs directs de Mahler) :
A propos des chefs dirigeant les versions les plus illustres (Bruno Walter et le Wiener Philharmoniker en 1952, avec Julius Patzak, ténor, et Kathleen Ferrier, contralto / Otto Klemperer et le Philharmonia & New Philharmonia Orchestra en 1964, avec Fritz Wunderlich, ténor, et Christa Ludwig, mezzo-soprano), Michael Kennedy observe ce qui suit : "(...) Walter et Klemperer (...) représentent deux pôles opposés dans l'interprétation de Mahler. Walter aborde Mahler avec plus de lyrisme, plus de «douceur», tandis que Klemperer, souvent plus âpre, met en valeur le stoïcisme du tempérament mahlérien. Ni l'une ni l'autre de ces approches n'est «juste» ou «fausse». Toutes deux sont justifiées par la musique. On préférera l'une un jour, l'autre le lendemain. (...)"
Quant à la troisième version, par Paul Kletzki dirigeant en 1959 le Philharmonia Orchestra (prise de son stéréo, comme pour l'enregistrement Klemperer), elle offre la particularité de faire alterner un ténor [Murray Dickie] avec un baryton [Dietrich Fischer-Diskau]. Elle est pour moi tout aussi mémorable que les deux autres (de "Der Abschied", en particulier, Fischer-Dieskau donne une interprétation à mon avis remarquable de justesse et d'émotion).
Jacques