Après Ariane et Barbe-Bleue de Dukas, c'est un autre très grand chef d'oeuvre méconnu de l'opéra français qu'on va enfin avoir l'occasion de voir sur scène au printemps prochain.
L'originalité de Padmavati de Roussel est d'être un "opéra-ballet".
L'oeuvre est assez brève, et les parties symphoniques dansées ont une durée presque égale aux parties chantées. Les ballets ne sont pas des intermèdes décoratifs. La danse fait intégralement partie de l'action dramatique, surtout au second acte. Elle exige une chorégraphie à la fois moderne (l'oeuvre a été créée à l'époque des "Ballets Russes" de Diaghilev) et largement inspirée de la tradition des danses sacrées asiatiques.
Tous les rôles chantés, malgré leur brièveté, nécessitent de grands chanteurs.
Le rôle titre est écrit pour une vraie voix de contralto, pas un mezzo. Il faut la voix profonde, introvertie presque sépulcrale d'une grande titulaire d'Erda.
Le rôle du méchant traitre est écrit pour un baryton central et ne nécessite pas de prouesses vocales particulières.
Il y a deux ténors. Le "gentil" est un ténor dramatique de tessiture centrale, et le personnage diabolique est, contrairement aux usages un ténor léger à qui Roussel réclame des exploits vocaux périlleux dans les sons filés impalpables et les pianissimi aigus: un démon aérien insinuant, volatil, insaisissable comme un feu follet. Un rôle en or ou un casse-gueule suivant le talent et les capacités du chanteur.
Ajoutons une servante du palais, mezzo léger à qui est confié le "tube" mélodique de la partition. Elle ne chante que ça, mais c'est à coup sûr l'air qu'on sifflera dans sa voiture après le spectacle.
Ajoutons de nombreux petits rôles qui n'ont parfois qu'une phrase ou deux à chanter.
Pour ceux qui voudraient se familiariser avec l'oeuvre avant de la voir sur scène, il existe deux versions disponibles en CD et diverses bandes radios dont des copies privées circulent.
Je connais une bande radio dirigée par Charles Bruck avec Solange Michel, Claudine Collart, Jean Giraudeau, Jean Mollien, Louis Noguera... très datée et très insolite. Un speaker décrit les décors et l'action en voix off pendant les passages orchestraux. La direction parait gauche et lourde, séparant et individualisant à l'excès les différents numéros au lieu de chercher une grande ligne directrice. La diction des interprètes est plus que rétro... à oublier!...
Par contre il existe un enregistrement proche de l'idéal mais encore jamais publié commercialement: Rita Gorr, Eric Tappy, Robert Massard, Michel Sénéchal, Jocelyne Taillon dirigés par Georges Tzipine.
Michel Sénéchal dont on attendait sans doute trop est décevant en Brahmane maléfique, mais tous les autres sont parfaits.
Les sonorités cuivrées de la voix de Rita Gorr prennent aux tripes. Eric Tappy est un grand tragédien autant qu'un grand chanteur. Les qualités de voix et de diction de Robert Massard sont connues de tous, et la direction de Tzipine est aussi fougueuse que précise.
Il est incompréhensible que cet enregistrement magnifique dorme dans les archives, et on peut espérer son édition en CD à l'occasion de la reprise de l'opéra sur scène l'an prochain.
On trouve par contre facilement en CD un autre enregistrement avec également l'immense Rita Gorr qui a cette fois pour partenaires Albert Lance, Gérard Souzay, Michel Dunan et Jane Berbié dirigés par Jean Martinon. A part Gérard Souzay, excellent, on est un cran au dessous de la version précédente: la qualité sonore de l'enregistrement est moindre, les second rôles anglais massacrent notre langue. Albert Lance, comme toujours, dé**** son texte d'un ton monocorde et plat, malgré son timbre magnifique. Gérard Dunan avec une voix petite et modeste est presque meilleur que Sénéchal, paradoxe!...
Si on a choisi d'éditer cet enregistrement plutôt que le précédent c'est à cause du label d'authenticité qu'apporte le chef Jean Martinon, élève du maître Albert Roussel. Sa direction est effectivement électrisante (mais Georges Tzipine est très bien aussi).
L'unique version studio éditée par EMI est une incontestable réussite: José Van Dam, Jane Berbié, Nicolaï Gedda, c'est toujours le top du top pour l'opéra français. Mais la révélation de cet enregistrement , c'est Charles Burles, enfin sorti de son répertoire d'opérettes sucrées pour un vrai rôle dramatique, son incarnation du Brahmane démoniaque est digne du Loge et du Mime de Heinz Zednik: historique et inoubliable!...
Son air "Padmavati est l'image vivante du lotus céleste" est un festival de sons filés, de pianissimi sur le souffle et de funambulisme vocal qui laisse l'auditeur bouche bée!... Et son mélange subtil de satanisme et de suavité fait de lui l'incarnation rêvée du personnage.
Reste la vedette commerciale Marilyn Horne: irréprochable aussi bien vocalement que dramatiquement, mais un peu hors sujet. Elle a enregistré son rôle à part, un an après tout le monde (Gedda seul était revenu pour le duo). Pourquoi ne pas avoir plutôt fait confiance à l'époque à Nathalie Stuzmann?...
La direction de Michel Plasson soigne les détails et les nuances. Très raffinée, mais un peu trop contemplative, elle n'a pas le sens de la grande ligne ni le souffle épique de celle de Jean Martinon.
Une beau coffret tout de même, malgré ces quelques réserves.
Rendez-vous à Paris l'an prochain pour découvrir l'oeuvre sur scène.
Espérons que la mise en scène ne situera pas l'action sur les toits de Paris ni dans un loft ou une usine désaffectée....