Bonjour à tous,
L’Ecole Notre Dame (citée plus haut), qui marque au début du 13e siècle la suprématie parisienne du rayonnement intellectuel, a également produit de la musique savante de « divertissement », une musique subtile qui n’est ni ecclésiastique comme les organa et les conductus, ni populaire comme les chansons profanes monodiques.
C’est une musique polyphonique, « mesurée » dira t-on quelques décennies après, composée avec rigueur pour des oreilles raffinées, capables d’en apprécier la consistance : celles de ceux qui étaient les mélomanes experts de l’époque (un peu comme le public mélomane « classique » d’aujourd’hui), formant des cercles très restreints, sorte de caste libre et supérieure, composée alors de clercs, de prélats et de membres de la haute société civile enseignés des arts libéraux,.
Que raconte cette musique ? Des histoires... (enfin !! ) Mais des histoires où l’on peut exprimer la vie humaine et la transgression nécessaire au genre humain... Souvent, ce sont des histoires d’amour, des bergerettes, mais aussi des louanges mariales, des allégories proverbiales, quelques scènes de la vie quotidienne etc.
Dans le son, c’est une musique qui ressemble comme deux gouttes d’eau à l’organum puisque les premiers exemplaires en sont des quasi clones sous forme de « contrefaçons » (contrafacta).
Oui... ce furent d’abord les mêmes organa du répertoire liturgique auxquelles ont été ajoutés des mots sur les parties supérieures mélismatiques. C’est la raison pour laquelle ce genre s’appelle motet (du latin motetus : petit mot). On en trouve de 2 à 4 voix au 13e siècle.
Mais ce premier motet, la contrafacta, évolue rapidement grâce aux perfectionnements de la notation musicale durant la première moitié du 13e pour devenir vers 1230 une pièce indépendante. Indépendante d’un modèle d’organum, mais toujours fondée sur un bout de grégorien (généralement une neume de répons) placée à la teneur.
Ce qui est singulier et caractéristique du genre est la superposition de textes différents entre les voix supérieures, parfois dans des langues différentes. Ainsi, tandis que la teneur (mélodie grégorienne de base) vocalise sur un mélisme issu du répertoire liturgique, le motetus (nom de la 2e voix) se plaindra en langue romane de la vacuité de l’existence sans la Belle à ses côtés, le triplum (nom de la 3e voix) racontera le point de vue de ladite Belle (ou de son mari), et éventuellement un quadruplum (4e voix) chantera en latin une louange de la vertu et de la droiture qui n’y entend rien... Voilà donc l’auditeur en même temps dans la peau du personnage principal, dans celle du tiers témoin ou participant, et dans celle du moraliste.
Peu à peu, des sept arts libéraux, le quadrivium qui s’exprime à travers la musique accueille en son sein le frère trivium et ses fleurs de rhétorique...
Un manuscrit sublime (encore !) et qui est aussi une source picturale de joie pour les amateurs, est le Chansonnier de Montpellier (ms. H196) conservé en la faculté de médecine de cette ville. C’est un codex de petit format (13,5 x 20 cm), aux enluminures extraordinairement précises et superbes. Allez donc fouiner dans les pages de cette pure merveille du génie humain [ICI] (entrez dans les critères de recherches « musique polyphonique », vous aboutirez au ms. H196), et plongez dans le bleu et or des lettrines ciselées, trempez vos pupilles dans le rouge saturé des velours et des vitraux cerclés de plomb, courrez après les animaux qui figurent l’abondance et la liberté en tournant le long des rinceaux...
Cela peut-il toucher encore aujourd’hui ? (pas facile à une époque extasiée et pâmée devant de grands carrés noirs, ou blanc sur fond blanc...). Les trois images de cette petite invitation en sont extraites… Qu’en pensent les passants du XXIe siècle ?
Pour sonoriser cette sommaire présentation (puissent les spécialistes m’excuser ici quelques raccourcis délibérés !), je vous propose d’entendre deux pièces dans une superbe version de l’ensemble Gilles Binchois, extraites d’un cd réédité chez Cantus nommé « Les Escoliers de Paris ». Un disque à mon avis plus que recommandable dans la discothèque de l’honnête mélomane.
Il s’agit d’un motet à 4 voix, Ave deitatis/Cele m’a tolu la vie/Lonctens a que ne vi m’amie/Et sperabit, dont pour les curieux de notation ancienne voici la première page....
Le titre des motets médiévaux est toujours long car il comprend l’incipit de chaque voix ayant un texte différent. Mais c’est ici une pièce très courte (2’46’’) et l’on entendra successivement la version à trois voix du ms. de Montpellier enchaînée à la version à 4 voix d’un autre manuscrit (il arrive assez fréquemment qu’une voix soit ajoutée après la composition initiale par d’autres mains lors de copies ultérieures).
Et également un bref motet marial à 3 voix Ave virgo regia/Ave gloriosa/Domino.
Bonne écoute à tous !
(et pourquoi ne pas offrir ici vos impressions ?)
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ps : pour les amateurs de trésors, le chansonnier de Montpellier a été entièrement numérisé sur un cédérom indexé qui est vendu une trentaine d’euros, frais de port inclus, par la Bibliothèque de la Faculté de Médecine (cliquez dessus pour obtenir l’adresse électronique). Elle est pas belle la vie ?