La première chose qui frappe lorsqu’on écoute la musique de Giya Kancheli, c’est l’utilisation de deux niveaux uniques d’intensité : pianissimo et fortissimo. On en est d’ailleurs prévenu avant de mettre le disque dans le lecteur car il y a une grosse étiquette rouge sur la jaquette : WARNING : EXTREME DYNAMIC CHANGES ! Oui, il vaut mieux prévenir que guérir : si on écoute au casque, ne surtout pas pousser le niveau au début de l’écoute si la musique est presque inaudible, sinon on risque d’avoir une mauvaise surprise au bout de quelques minutes. Car en plus d’ignorer les niveaux intermédiaires, Kancheli semble pratiquer un boycott du crescendo, qui pourrait au moins nous alerter sur le fracas d’apocalypse qui risque de nous éclater les tympans dans les secondes qui viennent. Kancheli est un compositeur binaire : il ne connaît que deux niveaux sonores comme le codage binaire ne connait que le 0 et le 1. Bon, j’exagère mais pas assez. J’ai l’air d’être ironique, et pourtant j’aime la musique de Giya Kancheli. Elle ne décrit rien, ne raconte rien, semble n’aller nulle part, pourrait continuer indéfiniment ou s’arrêter à n’importe quel moment, et pourtant elle vous tient et vous retient comme un film à suspense qui vous scotche à l’écran sans que vous puissiez en détourner les yeux. On pourrait d’ailleurs se croire en train d’écouter une musique de film, alternant séquences d’action et moments de repos, selon cette science du montage qui sait tenir le spectateur en haleine jusqu’à la fin. Les moments calmes de Kancheli sont particulièrement rêveurs, souvent baignés d’une inquiétude ou d’une mélancolie sous-jacente. Ils vous entraînent sans que vous puissiez y résister dans un état de semi-conscience et de baisse de vigilance qui risque pourtant de causer votre perte lorsqu’il passera au niveau 1, c’est à dire au fortissimo non préparé. Le moment d’action peut d’ailleurs être aussi bref que le moment calme était long. C’est le cas par exemple dans le début de la Symphonie n° 6 où des phrases ultra-courtes sur un débit rapide, comme des plaintes lointaines, alternent avec de longs silences inquiets et de brusques et violents jets de lave brûlante. Lorsque, dans la deuxième moitié, des rythmes barbares s’installent, surgis du fond des âges ou du Sacre du Printemps, ils laminent la mélodie naissante, détruisent l’harmonie à peine esquissée, fracassent tout sur leur passage et ne laissent à la fin plus que quelques notes évanescentes errant dans un paysage désolé de fin du monde.
Et ils reviennent encore dans un autre monde, celui de la Symphonie n° 7, bien décidés à tout détruire, toujours armés des réminiscences du Sacre, ne laissant derrière eux que désastre et lamentations. Et reviennent même une dernière fois pour écraser la dernière larme dans la poussière de leurs destructions. Sur quoi le soleil se couche et la nuit tombe lentement sur un monde mort qui continuera à tourner dans l’espace, pour rien, pour personne.