A la fin des années 70, j’étais très fan de la musique de Klaus Schulze, qu’on appelait « musique planante » à l’époque parce qu’elle pouvait évoquer les espaces cosmiques et que son écoute pouvait vous plonger dans un état de flottement et de rêverie, avec une sensation de planer dans les régions extra-atmosphériques. Ce genre musical avait été initié par le groupe Pink Floyd, mais quand la musique de celui-ci restait enracinée dans un univers sonore typiquement rock, des groupes allemands comme Ash Ra Tempel ou Tangerine Dream, dont Klaus Schulze fit partie à ses débuts, la firent rapidement évoluer dans une toute autre direction par l’utilisation presqu’exclusive des synthétiseurs de son. Lorsqu’il devint artiste soliste, Klaus Schulze produisit des albums dont chaque face ne comportait qu’un seul long morceau d’une musique à l’évolution très lente qui pouvait durer jusqu’à une demi-heure. J’aimais me plonger dans ses ambiances méditatives, souvent empreintes d’une grande tristesse, qui m’emportaient dans des mondes inconnus et parfois effrayants. J’écoutais assez souvent Cyborg, Timewind, Bodylove, Mirages. Ce dernier était mon préféré et constitue sans doute le chef-d’œuvre de Klaus Schulze. Le suivant, X (dixième album) me frustra un peu par certains aspects. Par exemple, le long morceau « Ludwig II von Bayern » me plaisait plutôt bien, avec une magnifique partition pour orchestre à cordes dirigée par Wolfgang Tiepold (et peut-être bien aussi composée), mais les interventions électroniques de Schulze restaient très en deçà de ce que l’atmosphère qu’elle suscitait pouvait laisser espérer et me semblaient même superflues, voire gênantes. Ensuite, il sortit Dune, que j’écoutais chez un ami et que je n’ai même pas acheté. Après cela, j’ai cessé de m’intéresser à lui, tout comme d’ailleurs j’ai laissé tomber la musique rock et planante en général pour me tourner vers le classique.
Il y a quelque temps, quand j’ai voulu jeter une oreille sur la production de Klaus Schulze depuis que je l’avais lâchement abandonné quelque part entre Jupiter et Pluton, j’ai d’abord été très impressionné d’apprendre qu’il avait produit pas loin d’une centaine de disques. Mais connaissant le type de musique qu’il composait, cela ne m’étonna pas longtemps. Sa manière de composer ne demande en effet pas un très long travail d’élaboration. Elle consiste la plupart du temps à lancer une séquence de notes qui se déroule en boucle pendant de longues minutes et sur laquelle il va improviser au clavier au milieu d’une ambiance de sons électroniques qui tissent un fond sonore plus ou moins agréable, plus ou moins perturbant. Lorsque le morceau arrive à la trentaine de minutes, souvent il se contente d’arrêter la musique par un simple fondu au silence sans chercher à composer une fin digne de ce nom. Ayant écouté une bonne quarantaine des disques qu’il a sorti depuis les années 80, j’ai très souvent eu l’impression d’entendre la même musique, un peu comme si celle-ci se déroulait sans interruption depuis cette époque et que ses disques n’étaient que des tranches qu’il y découpait de temps à autres pour les enregistrer sur un CD. J’imagine d’ailleurs qu’il ne réfuterait pas cette idée d’une musique ininterrompue, vivant indépendamment sa vie au long des années, et dont le musicien se contenterait de capter quelques instants ici ou là pour les immortaliser sur un support matériel. Belle idée, mais malheureusement on sent trop les limites et les faiblesses techniques de Schulze pour qu’on puisse la soutenir longtemps. Ses improvisations au clavier manquent tellement d’imagination qu’on y retrouve immanquablement les mêmes phrases de disque en disque depuis les tout premiers. Ces mélodies que je trouvais si belles sur Timewind ou sur Mirages deviennent du coup insupportablement ennuyeuses à force de les entendre à peine modifiées sur de nouveaux morceaux où l’on aimerait trouver un minimum de diversité et d’originalité. Pour ce qui concerne la structure des morceaux, c’est quasiment toujours la même également. Une longue introduction avec souvent pléthore de sons électroniques pour installer une ambiance, entrée d’une séquence répétitive généralement doublée par un effet d’écho, longs accords d’orgue ou de synthétiseur, avec très souvent les mêmes enchaînements d’accords — préférentiellement en mineur — et les mêmes modulations, ainsi que l’inévitable improvisation aux lignes mélodiques ressassées dont j’ai parlé plus haut, accélération progressive du tempo accompagnée d’un accroissement du volume et de la densité sonore, arrivée à un point culminant suivie d’une retombée plus ou moins rapide de la tension, fin par un simple fondu au silence. Très rares sont les morceaux qui échappent à ce modèle. On dira que c’est le genre de la musique dite planante qui lui impose plus ou moins ce moule, son but étant de provoquer chez l’auditeur une sorte de transe extatique dans laquelle toute surprise, toute rupture, tout changement serait vécu comme inopportun, un peu comme un atterrissage brutal en plein milieu d’un trip à l’acide. Je comprends que la grande majorité des amateurs de cette musique préfère qu’elle ne sorte jamais des sentiers qu’elle a elle-même battus, mais Klaus Schulze a pourtant montré, notamment avec le morceau Cristal Lake de l’album Mirages, qu’il pouvait se donner la peine de créer une musique un peu plus élaborée, avec des ruptures de rythme et des sections bien différenciées, un peu comme les différents mouvements d’une symphonie. Mais l’homme, si l’on en croit sa biographie autorisée publiée sur son site officiel, ne semble pas très porté au travail ; il se définirait plutôt comme un artiste « instinctif », cherchant avant tout le plaisir personnel en s’immergeant dans son monde musical intime et familier. Il est sûr que s’il avait travaillé chaque nouveau morceau comme l’a été Cristal Lake, il n’aurait pas pu sortir une centaine de disques en quarante ans. On me permettra de juger que ce n’aurait pas forcément été dommage.
Voici les morceaux que j’écoute malgré tout avec plaisir :
BODY LOVE (1) : Stardancer ; Blanche ; P.T.O.
BODY LOVE (2) : Nowhere - Now Here ; Stardancer ; Moogetique
CYBORG : Symphara ; Comphara
DREAMS : A Classical Move ; Five to Four ; Dreams ; Flexible ; Klaustrophony
DUNE : Dune ; Shadows of Ignorance
EN=TRANCE : FM Delight
INTER*FACE : On the Edge ; Colours in the Darkness ; The Beat Planante ; Inter*Face ; The Real Colours in the Darkness ; Nichtarische Arie
IRRLICHT : Ebene, Gewitter energy rise ; Exil Sils Maria
KONTINUUM : Sequenzer (from 70 to 07) ; Euro Caravan ; Thor (Thunder)
LIVE AT KLANGART : La Fugue Sequenca ; Cavalleria Cellisticana ; Tracks of Desire ; OS 9.07
MIRAGES : Velvet Voyage ; Crystal Lake
TIMEWIND : Bayreut Return ; Wahnfried 1883
TRANCEFER : A few Minutes After Trancefer ; Silent Running
X : Friedrich Nietzsche ; Frank Herbert ; Ludwig II von Bayern ; Heinrich von Kleist