Je m'excuse d'intervenir, dans la mesure où je ne suivrai sans doute pas... Mais où partager ailleurs?
Le 2 juin 1937, à l’issue de son dernier concert officiel à Notre Dame de Paris, Louis Vierne, 67 ans, meurt d'une embolie cardiaque aux claviers de son orgue. Il vient d'y jouer son Triptyque op 58, dont le dernier volet, suprême ironie, se nomme Stèle pour un enfant défunt.
L'aîné des enfants de Vierne s'était éteint en 1913, de la tuberclose. Le 11 novembre 1917, le fils de Louis Vierne est tué au combat à l’âge de 17 ans. C'est du moins ce que prétendent les autorités militaires.
Après son divorce en 1909, Louis Vierne avait obtenu ma garde de son fils Jacques.
Presque aveugle de naissance, ayant subi une opération plus ou moins réussie dès l'âge de 7 ans, Louis Vierne est entré en janvier 1916 au sanatorium de Lausanne, convaincu de subir plusieurs interventions chirurgicales dont glaucome et cataracte, qui le plongèrent dans une obscurité absolue jusqu'en août 1918.
La cécité ne l'empêche pas d'entreprendre à l'automne 1916 un Poème des cloches funèbres pour piano dont seul le manuscrit de la deuxième partie sera retrouvée à la fin du 20è siècle, Le Glas, composé le 25 décembre 1916, dédié « à la mémoire de mon ami Alphonse Franc »
Son fils, encore mineur l'âge officiel de la conscription est de 20 ans depuis 1913 et sera abaissé lors de la dernière année de guerre), lui demande de lui permettre de s'engager (la signature du père était obligatoire pour devancer l'appel.) Après avoir consulté des amis et s'être mis en rapport avec le consul de France, Louis Vierne accepte et son fils part le 10 mai 1917 pour un court stage d'incorporation. En novembre 1917, Louis Vierne apprend sa mort, et
entreprend une partition en son hommage. Durant son élaboration, en février 1918 à Lausanne, il écrit : « J’édifie, en ex-voto, un quintette de vastes proportions dans lequel circulera largement le souffle de ma tendresse […] Je mènerai cette œuvre à bout avec une énergie aussi farouche et furieuse que ma douleur est terrible […] Celui qui a souffert toute douleur […] est peut-être capable de soulager et de consoler les souffrances des autres – tel est le rôle de l’artiste… »
Le 10 février 1918, Louis Vierne écrit à son ami Maurice Blazy :« Dire mon état d'âme à présent est superflu, n'est-ce pas ? La vie n'a plus pour moi aucun sens matériel. Sans but et sans intérêt, elle ne serait qu'une dérision si je n'avais la volonté de réagir dans un autre sens et de consacrer la fin de mon existence à une tâche tout idéale. J'ai dit adieu pour jamais à toute ambition de gloire passagère et renoncé à cette vaine agitation extérieure qu'on appelle lutte pour la vie, pour me donner seulement à la production.
J'édifie, en ex-voto, un Quintette de vastes proportions dans lequel circulera largement le souffle de ma tendresse et la tragique destinée de mon enfant. Je mènerai cette œuvre à bout avec une énergie aussi farouche et furieuse que ma douleur est terrible et je ferai quelque chose de puissant, de grandiose et de fort, qui remuera au fond du cœur des pères les fibres les plus profondes de l'amour d'un fils mort… Moi, le dernier de mon nom, je l'enterrerai dans un rugissement de tonnerre et non dans un bêlement plaintif de mouton résigné et béat. »
Ce Quintette est en effet une œuvre grandiose, un chef-d’œuvre incontestable de la musique de chambre française. En tête de sa partition, l’inscription : « En Ex-Voto, à la mémoire de mon cher fils Jacques, mort pour la France à 17 ans ».
Mort pour la France ? En faisant le planton ? Le 11 novembre ? Le 12 ? Les rares documents subsistants permettent de constater que rien ne colle dans cette histoire. Mieux encore la fiche MDH mentionne entre parenthèses le motif suicide :
L'acte de décès mentionne une heure, sans qu'on puisse savoir s'il s'agit de celle du décès ou de la constatation, sur la déclaration d'un officier supérieur...
Le calvaire de Louis Vierne se poursuit : son frère cadet, René, organiste, hautboïste, compositeur (et transcripteur de certaines œuvres de son frère aveugle) meurt le 29 mai 1918, à huit heures du matin, sur le plateau de Branscourt (Marne), à l'âge de 40 ans tué par un éclat d’obus autrichien. Son frère n’apprendra sa mort qu’un mois plus tard. (Diverses sources signalent d'ailleurs la date de décès de René Vierne comme remontant au 28 août 18). Louis Vierne dédie à sa mémoire Solitude.
En 1931, Louis Vierne met en musique la Ballade du désespéré d'Henry Murger dont voici la fin :— Ouvre-moi : je suis la puissance,
J’ai la pourpre. — Vœux superflus !
Peux-tu me rendre l’existence
De ceux qui ne reviendront plus ?
— Si tu ne veux ouvrir ta porte
Qu’au voyageur qui dit son nom,
Je suis la mort : ouvre, j’apporte
Pour tous les maux la guérison.
Tu peux entendre à ma ceinture
Sonner les clés des noirs caveaux ;
J’abriterai ta sépulture
De l’insulte des animaux.
— Entre chez moi, maigre étrangère,
Et pardonne à ma pauvreté.
C’est le foyer de la misère
Qui t’offre l’hospitalité.
Entre : je suis las de la vie,
Qui pour moi n’a plus d’avenir.
J’avais depuis longtemps l’envie,
Non le courage de mourir.
Entre sous mon toit, bois et mange,
Dors, et quand tu t’éveilleras,
Pour payer ton écot, cher ange,
Dans tes bras tu m’emporteras.
Vierne, accablé de deuils, pouvait-il se douter que son fils, engagé volontaire, avait sans doute été fusillé pour l'exemple, ou plus probablement encore, exécuté sommairement par un officier pour refus d'obéissance, comme tant d'autres que la base officielle des fusillés de la première guerre mondiale qui n'en recense que 1009 ( 620 pour désobéissance militaire) a oubliés.Je t’attendais ; je veux te suivre.
Où tu m’emmèneras, j’irai ;
Mais laisse mon pauvre chien vivre,
Pour que je puisse être pleuré !
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