Par contre, Arthur Rubinstein présente les choses sous un jour tout à fait différent, dans sa deuxième autobiographie My Many Years. "Le long exil de Russie de Diaghilev avait créé une sorte de divorce entre lui et son pays natal. Après la guerre, très influencé par Cocteau, il commanda des ballets à Auric et Poulenc. A ce sujet, je me souviens d'un épisode amusant. En me promenant rue de Rivoli, je rencontrai Cocteau qui me demanda : "Tu vas chez Misia ?" [Misia Sert fut l'égérie du tout-Paris pedant le premier tiers du XXe siècle] Je revenais d'un week-end chez les Melchior de Polignac à Reims, où nous avions fait des orgies d'écrevisses et de champagne. "Non, je ne suis pas invité", répondis-je.
"Absurde", dit-il, "viens avec moi, elle sera ravie de te voir. Elle a invité Diaghilev, Massine et Erik Satie pour écouter un ballet de Milhaud qu'il doit jouer à quatre mains avec Auric en espérant que Diaghilev va l'inclure dans sa prochaine saison". Cela semblait trop intéressant pour que je rate l'occasion. Nous entrâmes au Meurice, où Misia occupe un adorable appartement, et trouvâmes la compagnie déjà rassemblée. Je fus salué par tout le monde sauf Milhaud et Auric, qui semblèrent très ennuyés de me voir. Pendant qu'on servait le thé, Cocteau m'attira dans une autre pièce. "Arthur", me dit-il, "s'il vous plaît ne faites aucune remarque en entendant la musique. Milhaud a composé ce ballet intitulé Le Bœuf sur le toit en n'utilisant que des thèmes brésiliens, qu'il a composés lui-même pour la plupart, mais il s'en trouve quelques-uns très populaires au Brésil et il est profondément inquiet que vous le révéliez à Diaghilev, car vous êtes le seul qui puissiez les reconnaître." Je promis, croix de bois croix de fer, de ne rien dire. Milhaud et Auric nous donnèrent une interprétation vivante de cette musique très entraînante. Diaghilev et Massine écoutaient impassiblement, comme à leur habitude en de telles occasions.
Les premiers mots vinrent de Diaghilev : "Est-ce que tout cela est original ?" Milhaud, avec l'expression d'un écolier attrapé en train de copier sur son voisin, répondit mollement : "Presque tout...". Ce fut fatal. Diaghilev avait du payer des royalties pour des thèmes de compositeurs vivants que Stravinsky avait réutilisés en masse dans ses ballets, il avait donc une oreille très aiguisée en la matière. Le problème de Diaghilev n'était pas le plagiat mais les royalties. Etait-ce là la raison pour laquelle Milhaud garda le silence sur ses sources ?
Cocteau ne se laissa pas encombrer de telles considérations. Rejeté par Diaghilev, il choisit la deuxième solution et monta Le Bœuf sur le toit lui-même."